AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de berni_29


La peau de chagrin est l'oeuvre d'un ogre vorace autant que celle d'un peintre aux touches délicates et nuancées. C'est ainsi que j'imagine Balzac, devant sa table de travail, écrivant inlassablement, buvant café sur café pour reculer au plus loin au plus tard le déferlement du sommeil et ses rivages. Ici c'est une oeuvre de jeunesse mais on devine déjà l'appétit insatiable qu'il s'apprête à délivrer de son imagination fertile et gigantesque.
Mon enthousiasme devant cette oeuvre énorme, non pas par sa taille mais par ses méandres insoupçonnés, a failli cependant se réduire en peau de chagrin...
Au bord du vertige et de l'écoeurement, dans cette ivresse foisonnante des mots et des bavardages des personnages, j'ai failli me perdre et renoncer à aller jusqu'au bout du voyage, tant certaines pages me résistaient.
Et puis je me suis remis en selle par je ne sais quel miracle dont seuls nous autres lecteurs avons parfois le secret, faisant le voeu de trouver la porte étroite par où je pourrais de nouveau entrer dans cette oeuvre, me faufiler à travers les pages, entrer dans son histoire et m'enrouler dans ses sortilèges.
Parfois il est dangereux de faire des voeux inconsidérés comme celui que je viens de vous partager, le personnage principal de ce roman l'a découvert à ses dépens. Mais ici il faut croire que pour moi, ce n'en était pas un, que tout ceci en vérité devait s'accomplir : ma rencontre avec ce roman... Et je vous assure n'avoir traité aucun contrat sordide avec quelque mauvais génie.
Second roman De Balzac, la peau de chagrin est le récit de l'amour impossible et du désir inassouvi. Ah ! Comme j'aime ces thèmes dont est friande notre littérature, qu'elle soit classique ou contemporaine !
Dès les premières pages, nous faisons la connaissance de Raphaël de Valentin, jeune étudiant qui vient de se ruiner au jeu en une seule soirée. À présent c'est la nuit. Nous le suivons dans les rues de Paris, sur les bords de la Seine, jusqu'au quai Voltaire. Est-ce pour cette seule raison qu'il veut se suicider ?
Attiré par les lumières d'une boutique d'antiquité, il y entre et c'est bien autre chose qu'il découvre en franchissant la porte, c'est l'antre d' un cabinet de curiosités, un labyrinthe envoûtant peuplé d'objets rares, d'oeuvres qui s'agitent sous ses yeux, vestiges de civilisations passées, disparues peut-être à jamais, ce n'est peut-être pas encore les entrailles de l'Enfer mais presque...
Il découvre alors un morceau de cuir avec un texte en sanscrit : « Si tu me possèdes, tu possèderas tout. Mais ta vie m'appartiendra, Dieu l'a voulu ainsi. - Désire, et tes désirs seront accomplis. Mais règle tes souhaits sur ta vie. Elle est là. A chaque vouloir je décroîtrai comme tes jours. Me veux-tu? Prends. Dieu t'exaucera. »
La magie, - il n'y a pas d'autres mots, s'invite dans ce lieu insolite et c'est sans doute pour moi l'un des plus beaux passages du roman, celui qui m'a emporté, celui qui hameçonne aussi la rencontre étrange du jeune homme avec ce fameux talisman qui va désormais bousculer et bouleverser son existence, décider de son sort. Celui qui scelle son destin à jamais...
J'ai été emporté par cette atmosphère fantastique digne de la rencontre du Faust de Goethe avec Méphistophélès, là où la lumière joue avec les ténèbres, là où ses pas sont aimantés par cette peau de chagrin dont la singularité l'attire, là où ce vieillard marchand s'apprête à lui proposer un pacte diabolique qui va décider de son destin à l'aide de ce talisman censé le préserver du malheur.
« Votre suicide n'est que retardé ». Après tout, quelques instants plus tôt, Raphaël de Valentin n'était-il pas prêt à vouloir mourir... ? Alors, mourir tout de suite, mourir plus tard... Quel risque, au fond ?
Détachée du mur, remise dans les mains de Raphaël de Valentin, la peau de chagrin est déjà de l'autre côté du versant, dans la vie du jeune homme, ou du moins, ce qu'il en reste à cet instant-là.
Le vieillard lui souhaite alors de tomber amoureux d'une jeune danseuse et aussitôt la peau de chagrin s'amenuise. Son sort à venir est déjà écrit...
Jusqu'au bout, le mystérieux talisman sera le symbole de la passion ardente du pouvoir et du désir qui dévore les chairs ; mes rêves éveillés de lecteur m'ont accompagné dans ce dédale de lumières et de ténèbres.
L'intrigue est avant tout fantastique, le surnaturel déborde la réalité, mais j'ai senti que Balzac s'essayait déjà ici dans ce dessein réaliste de peindre la grande fresque sociale qui le fera boire du café jour et nuit, sans répit.
Ici, c'est déjà aussi une manière pour l'écrivain d'esquisser avec cynisme les ambitions, les illusions, les faux-semblants de la société, cette comédie humaine qui lui est déjà si chère.
Le jeune homme décide alors d'arrêter ses études pour entrer dans une vie de débauche.
Le roi Louis-Philippe vient d'arriver au pouvoir. Dans cette société en pleine mutation, c'est un roman historique, forcément, un basculement entre l'ancien et le nouveau monde.
C'est un monde qui s'effondre et de ses gravats surgit une tentative de renaissance. Balzac fait la satire d'un univers qui paradoxalement le fascine en même temps. La débauche décrite tient lieu de la dénonciation de ce monde.
Et les femmes de ce roman, me demanderez-vous ? Hé bien je vais vous répondre....
Les personnages féminins de ce roman sont tantôt des femmes sans coeur, tantôt des femmes légères aux destins tragiques, tantôt des femmes innocentes et un peu sottes. Est-ce là le regard porté par un Balzac encore jeune sur le genre féminin ?
Ainsi la comtesse Foedora incarne à la fois le désir inassouvi de la femme toujours fuyante mais aussi cette société que dénonce Balzac, dominée par l'ambition et l'argent.
Et l'amour ? me demanderez-vous. L'amour ? Vous en avez de ces questions... Il ressemble ici à l'expression d'un souhait irréaliste. C'est peut-être le personnage de Pauline qui sauve ici le sentiment amoureux, malgré sa personnalité un peu simplette à mon goût. Mais sa sincérité est touchante.
C'est peut-être le passage du roman que j'ai trouvé le plus émouvant, lorsque Raphaël émet le voeu d'être aimé d'elle, jetant alors un regard anxieux vers la peau de chagrin, il s'aperçoit que celle-ci ne rétrécit pas : l'amour de Pauline était bien réel...
Jusqu'à quel point cette peau de chagrin exauce-t-elle des voeux qui pourraient par ailleurs pu se réaliser sans y avoir recours ?
Plus tard, la scène qui convie des médecins pour tenter par tous les moyens de freiner le rétrécissement inexorable de la peau de chagrin est digne d'une comédie de Molière.
Balzac apparaît dans ce roman en très fin portraitiste d'une société, de ces personnages et forcément de lui-même aussi se reflétant dans ce miroir vertigineux qui lui renvoie l'image d'un certain Raphaël de Valentin. J'aime Balzac dans ces instants-là, bien plus inspirant selon moi que dans ses bavardages et digressions philosophiques interminables...
Pourtant la portée philosophique de ce texte n'est pas dénuée d'intérêt. La peau de chagrin représenterait le dilemme de la vie humaine, le choix impossible entre la vie et la durée. Ici la dimension fantastique sert doublement le texte, un propos philosophique sur le thème du déterminisme et une satire féroce de la société de l'époque.
Et puis j'ai fini par laisser traîner à mon tour mes pas du côté du quai Voltaire, tenter de redonner souffle à mes dernières illusions perdues. La nuit s'était posée sur la Seine et ses quartiers périphériques. Je suis entré dans la boutique de l'antiquaire. Depuis le fond de la boutique surgit un vieillard éclairé d'une lampe.
« Que cherchez-vous, mon bon monsieur? » fit-il d'un air faussement affable.
- L'imagination.
- L'imagination ? Voyez-vous cela... répondit-il d'un rire un peu moqueur.
- Oui je viens de lire un roman De Balzac, La peau de chagrin et je n'arrive pas écrire un billet sur ce livre pour exprimer parfaitement mon ressenti. Je fais le voeu de trouver l'imagination, les mots qui consentiront à me laisser en paix avec ce roman.
- Un voeu ? Tiens-donc... Vous cherchez quelque chose qui pourrait faciliter votre inspiration, une sorte de talisman en quelque sorte, n'est-ce pas ? Suivez-moi, j'ai peut-être ce qu'il vous faut. »
Il m'invita à le suivre au premier étage...
« J'ai bien connu Balzac. Il fréquentait cette boutique lorsqu'il était jeune. Il n'avait pas besoin de talisman, lui, pour trouver l'imagination, il n'avait pas besoin de pactiser avec le diable... Il était le diable lui-même. »
Il se mit à rire d'un rire démoniaque. J'étais aux portes de l'Enfer. Je m'apprêtais à y entrer en le suivant dans l'escalier et je savais que si j'accédais à l'étage, mon coeur serait happé dans une nasse sans retour. J'ai eu ce vertige insoutenable, celui des pages d'un livre qui imitent brusquement le battement des ailes d'une nuée de corbeaux dans un ciel livide.
Alors je suis revenu sur mes pas, tandis que ceux du vieil antiquaire continuaient inlassablement à gravir les marches vers l'autre côté de la nuit.
Dans la rue éprise par l'effervescence du soir, je me suis souvenu de cette phrase du livre :
« Tout ce qui n'était n'est plu, tout ce qui sera n'est pas encore. »

L'un des multiples plaisirs de cette lecture ne fut-il pas aussi de lire ce roman en compagnie d'amis de Babelio et de croiser avec jubilation nos ressentis parfois disparates mais si complémentaires... ? Un grand merci à eux !
Commenter  J’apprécie          5222



Ont apprécié cette critique (50)voir plus




{* *}