Le livre de Fred

"Avec tout ce que tu possèdes, avait-elle dit. Pense à tous ceux qui n'ont rien."
Diane avait cette manie de vous culpabiliser à propos de tout et n'importe quoi. Si vous alliez au restaurant avec elle, elle se mettait à parler des gens qui mouraient de faim. Si vous lui racontiez que vous étiez allée danser, elle vous parlait des gens qui avaient été torturés et étaient devenus infirmes dans telle ou telle dictature militaire. Si vous lui disiez que vous aviez écouté de la musique, elle vous rétorquait que les prisonniers d'Amérique centrale n'avaient droit qu'au son de leur propres cris.

Lorsque je repense à cette semaine-là, elle me paraît toute baignée de lumière, entourée d'un halo doré, faite d'instants dont on ne comprend pas, sur le moment, qu'il faut les chérir comme un trésor. Ça me fait bizarre d'utiliser des mots pareils "chérir comme un trésor", vu que je n'ai jamais chéri quoi que ce soit de matériel, de spirituel ou de symbolique. Mais je comprends désormais qu'il y a des moments, dans la vie, où le seul sentiment de tranquillité justifie qu'on se saisisse d'un appareil et qu'on prenne une photo, afin d'en garder éternellement le souvenir fidèle.

La première fois que j'ai vu Mary Fred, j'ai été déçue. Je ne sais pas à quoi je m'attendais - à une fille plus jeune, peut-être, même si je connaissais son âge. Ou plus mignonne. Mary Fred ne l'était pas - trop grande, trop dégingandée, elle avait des cheveux raides, blond foncé, et des dents en avant comme on n'en voit plus - les enfants portent désormais des appareils. Elle avait les yeux un peu trop petits, le nez un peu trop long, mais là n'était pas le problème. Ce qui l'empêchait d'être mignonne et qui m'effrayait, c'est qu'elle paraissait déjà adulte, et qu'on aurait dit que je ne pouvais plus rien faire pour elle.