Les larmes me montent aux yeux. Ce n'est pas de la tristesse que j'éprouve. C'est de la colère. Je pense aux frais engagés par ma mère pour faire cette robe, au prix de la dentelle, aux soins déployés. Parce que je suis une ouvrière, je dois paraître une ouvrière, penser comme une ouvrière, agir comme une ouvrière. Cela signifie : pas de fantaisie, pas de fierté, pas d'ambition, pas de rêve. Obéir. Etre conforme à l'image qu'on attend de moi. Cette pensée me soulève d'indignation. un vent de révolte souffle dans mon cœur.
Je ne sais pas si Louise a raison. Je ne pense pas être trop raisonnable, simplement, je ne cherche pas à atteindre des sommets qui me dépassent. J'aime ma maison, ma famille, mon travail, mes amis. J'aime ma vie à Noisiel. Je sais que toujours, elle se déroulera ici, sur les bords de la Marne. Qu'il y aura des mations brumeux où je rejoindrai l'usine en soufflant. des soirs d'été où je prolongerai ma promenade sous les étoiles. Des dimanches de printemps au bord de l'eau.
-Est-ce que tu accepterais e m'y accompagner, demain?
-Demain? À quelle heure?
-Après midi.
Il a une grimace.
-Après-midi, je suis au turbin mais tu pourrais m'accompagner.
-Qu'est-ce que tu fais?
-Je vends le journal à la criée. "La Marseillaise" qu'il s'appelle ajoute-t-il d'un air crâne.
Un coup d'oeil rapide en direction des ouvriers de Noisiel. Ils ont disparu, absorbés par la masse confuse de la foule. Je dois les retrouver. Mon coeur bat la chamade.
-Je serai aux Tuileries, dis-je très vite. Je t'attendrai.
-Dans les jardins? Je viendrai. Attends-moi devant la statue du tigre, près du bassin.
Je hoche la tête.
-Je m'appelle Émilien, dit-il.
-Léonore.
Il sourit. Il doit croire que je le dupe, que j,emprunte le prénom d'une autre. Léonore, ça ne colle pas très bien avec ma blouse grise d'ouvrière, mes mains abîmées.
-Léonore, répète-t-il, incrédule.
-Oui, Léonore. Pourquoi fais-tu cette grimace?
Il hausse les épaules.
-Je trouve que ça ne te va pas du tout. Ça fait bourgeois.
-Ça fait peut-être bourgeois, mais c'est le nom que j'ai reçu!
-D'accord, Léonore, d'accord! Alors à demain, aux Tuileries.
Je dégage ma main et pars en courant.
Lorsque je rejoins Jules, qui est resté en retrait pour m'attendre, je suis essoufflée, encore stupéfaite de mon audace.
-Qu'est-ce que tu faisais? me gronda Jules.
-Rien, je flânais...
Jules a une moue réprobatrice. Est-ce qu'il m'a vue avec le vendeur de roses de Noël?
-T'a acheté ça à ce vaurien? me demande-t-il en ôtant de mes cheveux une rose blanche.
Je regarde la fleur, stupéfaite. Émilien a dû la glisser dans mes cheveux sans que je m'en aperçoive. Je hoche de la tête, cache ma surprise.
-Oui je l'ai achetée. Elle est belle, hein?
Je ne sais pas si c'est la rose ou le vendeur, mais Jules semble hostile.
- Tu devrais pas dépenser tes sous inutilement, dit-il. Tous ses vendeurs des rues, ce sont des vauriens, des bonimenteurs.
Suzanne râle un peu puis se tait et finit par s'endormir. Mais moi je n'y arrive pas.
Les heures passent, le clocher de l'église sonne. Et rien ne vient. Pas de rêves où m'évader, pas même un sommeil lourd, un sommeil de brute dans lequel je me perdrais pour tout oublier. Non, j'ai la conscience bien éveillée au contraire, je sens parfaitement cette crevasse dans mon cœur, qui fissure mes certitudes, ébranle mes convictions.