Qu'y a-t-il de plus anticonversationnel que le conseil, le prêche ou l'exhortation? Comment aménager un art de la fuite qui puisse nous éviter l'imitation « singeresse » de ceux qui répètent une parole de mémoire en lieu et place d'un jugement d'esprit?
Le juriste et traditionnaliste Shu'ba bin al-Hajjâj (mort en 776) disait : « Toute tradition qui n'est pas précédée des expressions « Untel nous a dit » ou « Untel nous a informé » est pareille à un homme qui se trouve entouré de bestiaux sans muselières. »
La conversation recueille la parole sans la prétention de juger car ce recueil se place au niveau de l'oreille et n'a pas toujours à pénétrer l'entendement.
L'oubli de ce qu'on veut dire est un des sels de la conversation. Au milieu d'une phrase, on se surprend à dire : « Mais pourquoi je te dis ça? » On est comme entraîné par des flots au-delà du rivage du premier sujet de conversation.
Au contraire, la conversation est et se doit d'être vive : « Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non ma colère ». (Montaigne, Essais)
La conversation illustrée est le principe même de la bande dessinée par laquelle tant d'enfants viennent à la lecture, comme si le premier pas vers la lecture solitaire avait besoin de garder le lien avec la conversation, mieux même, d'essayer de retrouver celle-ci- dans celle-là.
Il faut aborder la conversation sans être en attente de quelque chose, pour faire place à l'imprévisible de la parole échangée.
Le ton de certitude, loin de susciter l'adhésion, suscite la suspicion : les raisons de dire doivent être bien faibles pour que le ton soit si véhément. Le propre d'une conversation polémique est de mettre sur le devant de la scène des paroles opposées. Leur seule force est de s'entre-détruire sans rien assurer.
(...) le témoignage des faits est toujours mieux accepté quand il est assorti des phrases prudentes comme « il me semble que », « je pense que », et de phrases interrogatives « enquêteuses et non résolutives ».
Qui peut avoir l'illusion de « mener » une conversation? Celle-ci me constitue dans l'exacte mesure où je ne la contrôle pas tout à fait. Elle est un risque, le risque de la relation sociale elle-même.