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Critique de titrit


Le poète et son ombre
Mahi Binebine le nostalgique - Par Amale Samie

La lecture d'écrivains maghrébins surfaits pouvait rendre le lecteur circonspect sur la valeur des auteurs maghrébins. Elle pouvait même susciter chez lui un rejet injuste et définitif. Mahi Binebine vient de nous réconcilier avec le roman marocain. Si l'on se résout à ranger "L'ombre du poète" dans cette catégorie littéraire. Fantastique voyage dans le Haut-Atlas et les vingt dernières années du protectorat. Marrakech la Rouge avec Koudi Laâbid, le Mont des Esclaves au sommet duquel Nayel, le narrateur va rêver avec son ami Yamou, sa conscience. Sa mauvaise conscience. Mais la poésie. le rêve, les brumes de l'indistinct où soudain les choses se font précises au point de blesser. Nayel est séparé de son ami d'enfance par l'école, le premier est inscrit à l'école des notables, le second est apprenti-coiffeur puis écrivain public. Ils sont séparés par des choix "idéologiques". Mais ils ne le ressentent pas si distinctement.
Nayel deviendra secrétaire du Glaoui, "Son Excellence", dans le roman. Yamou choisira l'agitation nationaliste, qui élira domicile dans son arrière-boutique. Cruauté Mais la vie a eu le dernier mot. En définitive, personne ne peut jurer de ce qu'il deviendra. Plus crûment, nationaliste et collaborateur sont désormais des statuts à peine distincts, tant la vie intérieure des deux amis les rend semblables. La politique réelle et froide ne l'a pas voulu ainsi, ensuite. Mais Nayel n'est pas un "salaud" et Yamou n'est pas un pur héros. C'est la vie qui gagnera : elle est cruelle et au soir de cette vie, Nayel ira une dernière fois en pèlerinage au Mont des Esclaves. L'épuration le laissera désespérément tranquille. Peut-être aurait-il préféré payer. Mais "Les larmes du poète sont imperceptibles. Leurs sanglots prennent différentes teintes, comme les caméléons ; ils s'insinuent dans un éclat de rire, dans la caresse d'un regard, dans la douceur d'une étreinte. Ils deviennent invisibles". La douleur des mères, la solitude des pères qui n'ont pas de confident, ni leur fils qu'ils ont vu s'éloigner, ni leur femme qui ne pense qu'aux tâches ménagères, la superbe et l'arrogance des nantis et des puissants, les mêmes, toujours, sont des écueils sur le cap des fragiles navires de la destinée.

Mahi Binebine n'est pas un écrivain maghrébin, ni même marocain. C'est un écrivain tout court. Un grand. Cisèle-t-il ses phrases longuement pour les rendre si mélodieuses ou coulent-elles comme le miel de la ruche saturée ? À aucun moment, le souffle puissamment évocateur ne faiblit. Aucun artifice, mais une langue riche, à peine baroque. Pure, simple mais enchanteresse. Irrésistible, ce roman auquel on reste suspendu, parsemé d'anecdotes et de chimères, d'humour triste et de chair humaine : les morts aussi sont de la fête, et le sang. Souffle évocateur Mais comme par miracle jamais une note macabre. Au contraire les morts sont de joyeux drilles ou des figures, comme l'ancien combattant dipsomane qui fume 2 paquets de Casa-sports en écoutant Édith Piaf. Peut-être que ce qu'il y a de plus aisé dans la narration de Nayel, c'est cette manière de saupoudrer de mensonge la vérité qu'il n'assume pas face à ses congénères plus riches, et plus vaniteux, surtout. Alors le lecteur lui-même perd ses repères, il gagne au change. Il ne le regrettera à aucun moment. Un grand écrivain, Mahi Binebine. Les faiseurs auront fort à faire, s'ils veulent égaler le poète.
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