Apparemment, mon père non plus ne va pas aborder l’épineux sujet de ma récente séparation d’avec Yvan. Mais évidemment, j’avais oublié que mon père n’a que trois sujets de conversation: le vin, l’argent et les gens célèbres. En dehors de ces trois thèmes, il ne sort que des monosyllabes de sa bouche.
Pour la énième fois de ma vie, je regarde ma sœur avec envie. Est-ce que c’est ça qu’il faut faire? Dire qu’on ne comprend rien aux chiffres et aussitôt un bel Adonis se mettra à nous minoucher.
Dès que nous franchissons le seuil de la porte du salon, Mari-Pier s’élance vers un beau jeune homme qui discute avec ma tante Michèle. Cette dernière semble accepter avec regret de voir son bel interlocuteur repartir au bras de ma sœur. Ils arrivent tous les deux à ma hauteur. Je me sens dévisagée de la tête aux pieds. S’il s’attendait à un sosie de ma sœur, il doit être déçu. Lui, par contre, n’a rien de décevant: ma sœur a conservé son habitude de fréquenter des gars qui pourraient donner des complexes à Johnny Depp ou à Orlando Bloom. Pendant que ma sœur nous présente, j’imagine qu’il doit nous comparer, qu’il doit se demander comment il est possible qu’une grande blonde élancée au visage parfait puisse être la sœur d’une fille si ordinaire, si…
— Ophélie? dit Mari-Pier en claquant les doigts devant mon visage. Est-ce que t’as compris ce que Charles-Alexandre t’a demandé?
— Qui?
— Charles-Alexandre, mon chum.
— Euh, non.
Elle savait que c’était elle, la princesse. Après tout, elle entendait notre mère l’appeler ainsi des dizaines de fois par jour. Mari-Pier me laissait personnifier la princesse deux ou trois fois et me reléguait ensuite aux rôles de sorcière, de marchande ou d’orpheline.
Ophélie s’installe dans le fauteuil et attend patiemment qu'on lui adresse la parole. Elle essuie quelques larmes sur ses joues.
— Tu pleures? demande une voix masculine, profonde et résonnante.
— Est-ce qu’on peut faire un rewind de cinq mois? demande-t-elle.
— Pourquoi?
— Parce que je veux tout effacer. Je viens de vivre les pires moments de ma vie.
— Explique-toi.
— Je pense que tu sais de quoi je parle, dit-elle impatiemment. Si je pouvais reculer dans le temps, je m’arrangerais pour ne pas rencontrer… certaines personnes. Tout ce que je voulais, c’était changer de vie. Que la chenille insignifiante devienne un beau papillon.
— Ne peux-tu pas trouver du positif dans tout ce qui t’est arrivé?
— Ah non! Si j’entends encore le mot « positif », je pense que je vais hurler!
— Donc, tu regrettes tout ce qui s’est produit durant les derniers mois.
— Oui… non… je sais plus.
Ophélie reste silencieuse un moment.
— Ne devrais-tu pas te rendre à l’hôpital, maintenant? demande la voix.
— J’ai peur. Dans quel état je vais le retrouver? J’y suis allée pas mal fort.
— Ce n’est quand même pas ta faute.
— Mais oui, c’est ma faute! Qu’est-ce qui m’a pris?
— Peut-être qu’il s’est attiré tout ce qui lui arrive.
« La beauté parfaite est celle que l’on soupçonne;
la plus rare est celle que l’on découvre;
la plus précieuse est celle que l’on devine. »
Serge Bouchard, « La Calvitie »,