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Critique de HordeDuContrevent


Diablement captivant !

« Porteurs d'âmes » est un livre engagé qui nous offre un espoir, celui de changer les hommes et les femmes en ne limitant pas leur monde à leurs propres perceptions. Il donne en effet envie de découvrir le monde à travers les yeux d'autrui, les sens d'autrui, ce monde qui est le même et pourtant tellement différent que celui appréhendé avec nos propres sens. Un polar mâtiné de SF. Un roman d'amour aussi. Pierre Bordage, auteur bien connu des lecteurs de la région nantaise du fait de son superbe festival de SF le bien nommé Les Utopiales, bouscule les genres et les codes avec ce livre, tant dans sa structure, dans son style que dans son scénario.

La structure tout d'abord. Une structure tertiaire, un roulement de trois chapitres par trois chapitres tel un chassé-croisé, mettant en valeur trois vies, trois destins, trois personnages qui, a priori, n'ont absolument rien à voir les uns avec les autres, si ce n'est peut-être de vivre tous en région parisienne. Il y a tout d'abord Léonie, jeune clandestine arrachée de sa terre rouge d'Afrique, du Libéria exactement, alors qu'elle avait 8 ans, vendue par son père à sa terrible tante résidant en région parisienne, vendue pour être prostituée. Elle parvient à s'échapper au bout de douze ans d'enfer, et devient par là même une clandestine en errance dans la capitale. Pour pouvoir se faire un peu d'argent facilement, elle se rend dans un centre qui propose, contre 1500 euros, de tester un nouveau médicament. Vient ensuite Edmé, inspecteur quelque peu las et désabusé, qui va suivre son instinct sur une affaire de meurtres en série. Et enfin Cyrian, jeune homme riche, étudiant, qui fait tout, jusqu'à se compromettre, pour faire partie de la Confrérie des Titans. Jusqu'à vendre son âme…Il va découvrir via cette confrérie une nouvelle expérience totalement tenue secrète mais qui pourrait bien avoir des applications vertigineuses, tant en termes politiques, géopolitiques, économiques : les voyages extracorporels dont il va devenir complètement accro. Des voyages de la conscience, quatre jours durant, dans le corps de personnes ayant accepté plus ou moins consciemment de porter ces âmes.

Jusqu'au tiers du livre, nous ne voyons pas ce qui lie ses personnages et chaque chapitre est réjouissant tant ces portraits sont marqués, forts, prenants. En cela, Pierre Bordage est un incroyable conteur car même si nous ne voyons pas les liens immédiatement, les personnages sont tellement bien campés et passionnants que nous désirons vraiment savoir comment ces personnes vont finir par se rencontrer, se mêler, liens qui peu à peu se font avec subtilité : Pierre Bordage coût leurs faiblesses avec des fils de tendresse qui les relie peu à peu pour en faire un tissu maillé et entremêlé.

Le style ensuite est singulier : A chaque chapitre, à chaque personnage, sa façon de parler, de s'exprimer, à chaque personne sa vision, ses métaphores. Sa façon d'être et de vivre. Léonie affuble chaque personnage de noms d'animaux et se fait le porte-drapeau de Pierre Bordage pour dénoncer injustices et inégalités. Edmé a le parler de l'ours mal léché, un peu taiseux et à la cinquantaine aggravée par la cigarette, l'alcool, le manque de reconnaissance professionnelle et la solitude, tandis que Cyrian nous parait de prime abord peu attachant tant il semble suffisant, arrogant, un gosse de riche autocentré. Et lorsque les liens vont s'établir, les styles vont naturellement s'entremêler.

« - L'affaire ne s'annonce pas très bien pour toi, miss Afrique – Il jubilait le faucon, il la tenait entre ses serres, il justifiait d'un seul coup les mois de salaires versés par l'administration, il s'apprêtait à trainer devant ses responsables la clandestine, la hors-la-loi, débusquée par son flair dans un obscur troquet du 12e, il se gonflait d'importance, il avait rendu un fier service à la nation ».

Enfin le scénario : celui-ci tourne autour de cette notion de voyages extracorporels. le cerveau ne serait qu'une interface permettant à une conscience – l'âme selon Pierre Bordage - de communiquer avec un corps. L'auteur imagine ainsi un translateur permettant de déplacer une conscience vers un autre corps. Mais ces voyages sont avant tout placés au coeur d'une véritable intrigue policière, fil conducteur du livre. C'est bien vu. Une mixture étonnante ce mélange de la SF et du polar. Alors que provoquent vraiment ces voyages extracorporels ? Imaginez si vous pouviez voir ce que voit une personne, entendre tout ce qu'elle entend, sentir tout ce qu'elle sent, goûter à tout ce qu'elle goûte. Pendant quatre jours, son corps est votre corps, pendant quatre jours vous allez vivre par ses yeux, ses oreilles, son nez, sa bouche, ses mains et ses pensées les plus intimes. Ses ressentis. Sa vision. Un corps d'emprunt. La perception du monde par d'autres sens autre que les vôtres.

«Il avait redécouvert les rues et les places de Paris, le ciel, le métro, les boutiques, les terrasses des cafés auxquels il avait fini par ne plus prêter attention. Il ne voyait plus les choses de la même hauteur, il ne privilégiait pas les mêmes sons, il n'était pas sensible aux mêmes odeurs, aux mêmes saveurs (…) Les êtres humains vivaient tous sur la même terre mais chacun se figurait que l'univers se résumait à ses seules perceptions, à son seul moi ».

L'engagement de Pierre Bordage est clairement exprimé, assumé, nous pouvons dire revendiqué avec force et constance, qu'il s'agisse du racisme, des forces de l'ordre, des clandestins malmenés :
« Il avait connu la faim, la soif, la peur, il avait entrevu un cadavre égorgé dans la cave d'un immeuble et croisé son meurtrier, il avait couché à la belle étoile, il avait passé quelques heures en prison, il avait été enlevé, enfermé dans une cave, giflé, battu jusqu'au sang…Souffrance, humiliation, exploitation, le lot quotidien de millions d'hommes, de femmes et d'enfants sur la terre pendant que d'autres se vautraient dans un luxe tapageur en agitant, comme des crécelles, les droits de l'homme, les Lumières, la raison, la démocratie, une face sinistre dont il était l'un des acteurs ou, au moins, le spectateur complaisant ».

Cette histoire est menée tambour battant, il n'y a pas de longueurs, pas d'ennui, je suis restée parfois à le lire très tardivement malgré la fatigue de journées chargées, je n'avais qu'une envie : le continuer. Les sentiments éprouvés lors de cette lecture touchent à la peur, à l'effroi, au dégout, à l'amour, à l'espoir, à la curiosité, à l'étonnement…Large panoplie de ressentis généreusement offerte même si les férus de SF trouveront sans doute que le côté SF n'est pas assez approfondi (l'idée est excellente mais son traitement reste léger car l'objectif de Bordage est, à mon sens, davantage porté sur l'intrigue policière).

Les porteurs d'âme sont au final celles et ceux qui ouvrent nos esprits, qui nous permettent de capter le monde avec leur vision, de transformer nos points de vue, nos horizons. Des vaisseaux salvateurs permettant d'affiner notre capacité d'adaptation et de changer nos points de vue.
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