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Critique de Isidoreinthedark


« Le Sud » rassemble six nouvelles extraites du recueil « Fictions » paru en 1944, le recueil le plus célèbre de Borges, écrivain argentin connu pour son inclination pour une pensée spéculative vertigineuse, consacrée à la circularité, la dualité, l'infini, l'éternité ou à d'inextricables labyrinthes. On y retrouve notamment certaines des plus célèbres nouvelles du recueil, telles que « Les ruines circulaires » ou « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », ainsi que la nouvelle éponyme qui donne son titre à cette anthologie.

Le texte qui suit revient sur une nouvelle moins connue : « Funes ou la mémoire ».

« Je me le rappelle (je n'ai pas le droit de prononcer ce verbe sacré ; un seul homme au monde eut ce droit et cet homme est mort) une passionnaire sombre à la main, voyant cette fleur comme aucun être ne l'a vue, même s'il l'a regardée du crépuscule de l'aube au crépuscule du soir, toute une vie entière ».

Ainsi commence le récit consacré consacré à Ireneo Funes, un Uruguayen que le narrateur argentin rencontre pour la première fois en 1884 lors d'un été passé à Fray Bentos. Un jeune homme au visage dur, une cigarette vissée à la bouche, qui court sur un trottoir étroit. Fils d'une repasseuse du village, Funes est célèbre pour savoir toujours l'heure, comme une montre suisse.

De retour à Fray Bentos en 1887, le narrateur s'enquiert du « chronométrique Funes ». Il apprend que ce dernier a été renversé par un cheval à demi-sauvage et qu'il est devenu infirme. Il ne quitte pas son lit, permet qu'on l'approche de la fenêtre au crépuscule, et se comporte comme si l'accident qui l'a foudroyé était un bienfait. À l'époque, le narrateur s'est lancé dans l'étude du latin et la nouvelle parvient aux oreilles d'Ireneo qui lui adresse une lettre mentionnant leur rencontre du « 7 février 84 » et sollicitant le prêt d'un livre en latin ainsi que d'un dictionnaire.

Lorsqu'il rend visite au jeune Funes quelque temps plus tard, le narrateur entend tout d'abord à sa grande stupéfaction une voix qui parle en latin. Son hôte l'invite à entrer dans sa chambre où il est en train de fumer et lui explique alors qu'avant sa chute advenue dans sa dix-neuvième année, il oubliait presque tout, et qu'après avoir repris connaissance, « sa perception et sa mémoire étaient maintenant infaillibles ». Il affirme même qu'il a à lui seul « plus de souvenirs que n'en peuvent avoir eu tous les hommes depuis que le monde est monde ».

À aucun moment le narrateur ne remet en doute l'affirmation folle d'Ireneo qui a appris le latin en quelques jours. Il poursuit au contraire sa plongée dans l'esprit tourmenté d'un jeune homme doté d'une mémoire absolue, qui n'oublie aucun détail et parvient difficilement à dormir, à se soustraire au bruissement ininterrompu du monde alentour.

« Il avait appris sans efforts l'anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu'il n'était pas très capable de penser. Penser c'est oublier des différences, c'est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes, il n'y avait que des détails, presque immédiats. »

Dans « Funes ou la mémoire », Borges examine par la fiction les conséquences d'une mémoire absolue, une démarche analogue à celle menée dans une autre nouvelle, « L'immortel », qui interroge la possibilité de l'immortalité, c'est-à-dire d'une vie « absolue » qui ne serait pas limitée par la mort.

Si l'immortalité apparaît in fine comme une malédiction, qui, en ôtant tout le sel de l'existence, finit par en ruiner le sens, le don de mémoire absolue que reçoit Funes lors de son funeste accident enferme le jeune homme dans un monde peuplé d'une myriade infinie de souvenirs et abolit la signification de la réalité qui l'entoure.

Si comme Cyrus, le roi des Perses, qui pouvait appeler par leur nom tous les soldats de ses armées, Funes semble béni des dieux, la nouvelle très sombre de Borges montre que la réalité est tout autre. L'esprit en permanence surchargé de souvenirs d'importance toute relative, de détails inutiles, Funes fait face à une authentique malédiction. S'il est en mesure d'apprendre une multitude de langues étrangères, ou de connaître l'histoire de l'humanité dans ses moindres fragments, le jeune homme est incapable de penser. Penser consiste en effet à parvenir à s'abstraire du particulier pour en extraire un énoncé général, ce qui est le principe raisonnement par induction. Comme le rappelle Borges de manière plus concise, « penser c'est oublier ».

Tout comme Flaminius Rufus boit enfin l'eau qui ôte l'immortalité dans « L'immortel », la mémoire absolue accordée à Funes prend fin en 1889, lors de son décès d'une congestion pulmonaire, deux ans après la terrible chute qu'il considéra comme une bénédiction.

En examinant les conséquences d'une mémoire infaillible, « Funes ou la mémoire » plonge le lecteur dans un vertige spéculatif saisissant. En nous rappelant qu'il n'y a pas de pensée sans oubli, ni généralisation, Borges souligne l'absurde malédiction que constitue le don de mémoire absolue que reçoit Funes lors de son accident et nous invite en creux à reconsidérer avec une forme d'humilité reconnaissante la finitude de nos souvenirs.

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