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Critique de Lucilou


Souvent les livres d'Histoire, ce sont des dates, des événements et on a beau savoir que ces derniers ont charrié avec eux des vies humaines par centaines de milliers, elles restent anonymes, oubliées... A qui la faute? L'humain est ainsi fait qu'il préfère parfois l'ignorance, que le présent l'occupe tout entier... Et puis, il y a L Histoire qui nous est proche et celle des autres. L'Occident darde son regard sur l'Occident le plus souvent: on a moins mal de ce qui est loin, on se sent moins concerné, moins blessé.
Et puis parfois, une histoire, une image et le regard va plus loin, au-delà des mers, s'enflamme pour une Histoire qui ne lui appartient pas. Pas plus qu'à ses ancêtres, redevient pleinement humain ("ô vous frères humains!" écrivait Cohen!) et ce miracle-là qui vient nous déciller, c'est souvent à la fiction qu'on le doit.

Ainsi, je n'étais pas sans savoir que le Japon avait occupé la Corée empli alors de ses désirs (de ses délires?) expansionnistes, que cette dernière, meurtrie et sanglante, porte encore aujourd'hui les stigmates de ces années d'horreur. Mais ce que je savais se résumait à trois paragraphes dans un livre d'Histoire, aux trois minutes et demi d'un reportage fugace diffusé à la télévisions, à deux articles grapillés sur internet. Les êtres, les victimes, les histoires dans L Histoire, je n'en savais rien et j'ignorais tout des "femmes de confort" dont l'épithète laisse pourtant deviner l'horreur.
Avec "Filles de la Mer", Mary Lynn Bracht m'a sorti de mon ignorance et m'a offert un récit âpre et prenant, qui m'a happée comme j'aime à l'être.

1943. La Corée est occupée par les japonais et la population survit tant bien que mal aux exactions commises par les soldats, aux spoliations, aux déportations, à l'obligation pour les jeunes hommes d'aller mourir sur un front qui n'est pas le leur, pour un pays qui les condamne et les torture. L'île de Jeju se situe au sud du pays et est essentiellement habitée par de modestes familles de pêcheurs dans lesquelles évoluent les femmes de la communauté des Haenyeo, des plongeuses en apnée, pêcheuses et sirènes, qui se transmettent leur savoir de mère en filles.
Hana a seize ans, Emi sa soeur en a neuf et elles grandissent au coeur d'un foyer aimant. Un jour qu'elle plonge au large, l'aînée repère sur le rivage un groupe de soldats japonais. Terrorisée à l'idée que sa soeur, demeurée sur la plage, ne tombe entre leurs griffes, elle se précipite sur la grève et parvient à dissimuler Emi dans un effort désespéré, un acte d'amour et de courage, sacrificiel même qui précipite sa fin et la mort de sa liberté. En effet Hana est ravie par les soldats, séquestrée, violée puis expédié dans un bordel en Mandchourie pour venir grossir les rangs des "femmes de confort" destinées aux japonais. Objet. Poupée. Esclave sexuelle.
Brisée par la culpabilité, Emi doit faire face au désespoir de ses parents et finit par occulter de sa mémoire cet épisode traumatique. Pour tenir. Pour ne pas mourir. Parce que le chagrin est trop violent et qu'il pourrait bien la lacérer. Parce qu'il faut être forte pour ce qui adviendra ensuite.
Des années plus tard pourtant, lancinant, le passé revient la hanter et les souvenirs reviennent déguisés en cauchemars.
La narration est bâtie sur une double temporalité et fait alterner les voix des deux soeurs: on est avec Hana en 1943 alors qu'on retrouve Emi en 2011 se rendant avec ses enfants aux manifestations du mercredi à Séoul, dans l'espoir de retrouver la trace de Hana qu'elle est convaincue d'avoir condamnée.

"Filles de la mer" est un roman poignant, déchirant (à cet égard, le récit du calvaire de Hana est à la limite du supportable!) qui s'inspire du destin des deux cent mille jeunes filles qui ont été enlevées aux leurs pour servir d'esclaves sexuelles aux soldats de l'armée japonaise. Au récit de ce crime de guerre que le Japon continue de nier alors même que la parole s'est libérée et démultipliée, le roman de Mary Lynn Bracht ajoute une dimension intime bouleversante. L'ouvrage se fait certes roman historique mais c'est aussi une saga familiale, des portraits de femmes intenses et blessés, le récit d'un deuil impossible et celui de la violence des hommes et de la guerre. Bouleversant. Edifiant. Douloureux.

Alors certes, la langue n'est pas foncièrement belle ou travaillée mais elle est claire, brute, âpre et puis, les personnages sont si bien incarnés...
Alors certes, le tout n'est pas exempt de quelques ressorts romanesques un peu faciles, mais la fin...
Et parce que j'ai voulu hurler, parce que j'ai failli vomir, parce que mes yeux me brûlaient et que ma gorge était si serrée, je me dis que cette lecture m'aura offert ce que j'attendais et bien plus encore: le feu et la révolte, une très belle histoire d'amour entre soeurs aussi, ce qui m'a le plus étreint le coeur.





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