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Citations sur Un pays, une communauté (2)

Laurent observait le potier travailler dans son sombre appentis. Un homme silencieux et au visage rubicond penché sur la création qui naissait de ses mains. La glaise montait et redescendait. Elle s’ouvrait, se fermait puis se gonflait pour devenir la panse d’un bol ou d’un vase. Que de magie dans les doigts de l’ouvrier, un Américain de la première vague. Autour de lui, un capharnaüm de sacs, caisses et poussières. Posées sur les étagères, les pièces attendaient soit d’être cuites, soit d’être vendues. Ethan était arrivé en France en mille neuf cent soixante-huit, avec ses instruments, en occurrence quatre esthèques et deux grosses pognes. Les tours, trois mastodontes sortis des antiquités de la Drôme, ayant connu le Second Empire, lui furent donnés à son arrivée. Il mit très vite en mouvement l’alchimie de l’air, eau et grès ; il déposa l’élixir émaillé dans un grand four à bois tout juste construit. Le Sèvre à flammes renversées fusionna à hauts degrés la silice, alumine et oxydes fondants, tels le calcium, potassium, magnésium ou sodium. La poterie du Radeau se fit très vite une renommée par ses émaux à la cendre de bois et de divers végétaux. Encore aujourd’hui, elle était la porte d’entrée de la communauté pour les nombreux visiteurs et acheteurs. Le vieux militant poursuivait son action artistique par de nouvelles créations, formations, diffusions dans
des revues et bouquins. Muet comme une carpe, le taciturne, comme aimaient l’appeler ses compagnons, parlait par des formes pures et subtilement colorées. Peu de gens avaient le privilège de le voir œuvrer dans son intimité. On pouvait l’aborder soit comme élève lors des stages annuels, ou bien comme auditeur à l’occasion des conférences et expositions, où il déliait sa langue en des discours captivants ; rarement dans son atelier. Laurent se réjouissait d’être un des élus. Trois ans à
circuler entre ferme, potager, boulangerie, ménages et appartement commun avec Valérie, cela valait bien un après-midi hebdomadaire chez le céramiste. Il y était formé à l’émaillage des pots. Un véritable cours d’occultisme à la recherche du grand œuvre, la transmutation des métaux naturels
en des fresques nobles et uniques : cristallisation, gouttes d’huile, œil-de-perdrix ou autres merveilles. Après avoir instruit son appentis à l’art de la cuisson, Ethan envisageait bientôt de le
former au tournage.
Enora, la sœur de Laurent, avait passé deux ans au Radeau. Un temps de vrai bonheur et d’incommensurable soutien pour le petit frère, achevé par un spectaculaire conflit féminin. La jeune
Bretonne, au caractère bien trempé, s’était lassée de s’opposer à Valérie. Le benjamin ne faisant rien pour l’aider, elle fut contrainte de le laisser tomber pour d’autres projets : voyager avec un États-unien, le petit-fils d’un des vétérans fondateurs. L’esseulé perdait le dernier maillon de la chaîne de l’ancre familiale. Mouillant à bâbord dans les eaux incertaines de la collectivité, à tribord dans celles troubles de l’amour, il devenait une épave sans apparaux pour mouiller dans la crique de sûreté. Bien qu’il sût que son clan l’isolait afin de le contraindre à renoncer, il souffrait de sa dureté. Le frêle bateau partait à la dérive ; combien d’années de perdition lui faudra-t-il pour retourner au port de la réconciliation ? Une seule personne semblait sonder son âme torturée : le potier. Sans pour autant lui tirer les vers du nez, Ethan lui manifestait une silencieuse affection. En sa sereine
présence, Laurent abandonnait ses tensions et s’habillait de légèreté. Il excellait dans la finesse des glaçures, les subtiles superpositions et les doux mélanges de couleurs. Lors de cette échappée quotidienne, il retrouvait le sens premier de son engagement. Il rattrapait alors le sentier qui l’avait poussé à quitter très jeune son foyer, par une impérieuse nécessité de déployer ses pétales et de dévoiler son jardin fleuri. Il foulait le plus souvent un pré de roses plutôt qu’un champ d’épines. Cette piste bourgeonnante ne s’était jamais effacée, elle conduisait à une imminente récolte de fruits. Laurent se souciait de ne pas laisser tarir sa source d’harmonie, c’est pourquoi il s’aménageait des espaces privés où s’élevait la vie. Tout l’intéressait, du moment que la joie transmutait le plomb des rapports humains en l’or de la confiance et de la convivialité. Les parents lui confiaient leurs petits pour qu’il leur enseigne le dessin, un don acquit dans ses escapades solitaires. Les ouvriers lui demandaient de l’aide pour bénéficier de sa sereine compagnie. De la chrysalide de timidité, le papillon s’élançait sur la voie de
la spontanéité. Un pichet, évasé en bas et pansu en haut, digne d’une potiche coréenne, naquit dans les paumes d’Ethan. L’objet vit le monde à partir de peu de choses, mais ô combien vitales : glaise, eaux et air. Bientôt, il connaîtrait l’épreuve du feu et donc une nouvelle naissance. En observant les gestes de l’artisan, Laurent les associa au vécu commun. Avec le même poids de terre, le potier pouvait modifier perceptiblement l’aspect d’un bol, dans un souci d’amélioration. Du bout des doigts et des yeux, il changeait la forme de ses œuvres dans la plus grande beauté. Avec la même mesure de respect, la communauté pouvait évoluer sensiblement dans un souci d’adaptation. Du bout du cœur et des besoins, ses membres se transformeraient en grande simplicité.
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Isolé dans la compagnie, tel est souvent le lot du voyageur en
communauté. À l’heure du choix, la solitude l’accompagne dans
son envol ; quand il se pose, il aimerait poursuivre la route à
deux.
***
Seul et accroupi sur le pré fraîchement coupé, Laurent
contemplait les cendres encore chaudes du grand feu du solstice
d’été ; le soleil de joie au centre de la nuit. Ses grands-parents,
tous morts maintenant, lui avaient raconté la fête de la Saint-Jean
sur les rivages du Morbihan : une multitude de phares nocturnes
allumés pour ramener les enfants égarés dans la tradition
païenne autant que religieuse. Comme ici, jeunes et vieux
sautaient par-dessus le foyer essoufflé ou bien revivifié ; les plus
petits disparaissant dedans, seuls ou accompagnés, pour en
ressortir avec les cheveux cramés. Dans la communauté, c’était
l’occasion d’un grand bal au son des percussions. La nuit passée,
les danses bretonnes avaient été à l’honneur : An-dro, hanter-
dro, gavotte et laridés. La fête avait soudé la fraternité en une
transe de douce folie. Laurent avait dansé, chanté et sauté jusque
dans la matinée très avancée, du fest-noz au fest-deiz 2 . Alors que
les participants dormaient à poings fermés, il éprouvait un ardent
besoin de se retrouver.
Arrivé la veille, après avoir fêté le solstice officiel avec ses amis
bergers, il inaugurait son séjour au Radeau par une des deux
grandes fêtes de l’année ; la deuxième étant le Nouvel An.
Irrigué du sang de ses ancêtres qui l’appelaient à fredonner la
joie depuis le commencement de l’humanité, il s’était embrasé
avec tous les noctambules dans les flammes riantes et
purificatrices, prenant chaque minute de la transe collective
comme un appel à créer. Un petit pas de plus pour devenir le
barde de son destin. Sa mère venait en effet d’une lignée de
ménestrels bretonnants depuis le temps du poète Taliesin,
déclamant les gwerzi 3 où et tuilant les kan ha diskan. L’arbre
généalogique avait pompé la sève du printemps, il bourgeonnait
maintenant des fleurs de l’été ; à quand la moisson des fruits du
baladin ? Pour l’heure, il lui fallait apprendre la vie de ses mains.
Avide de commencer à travailler, il se lancerait dans n’importe
quelles activités, au mieux une profession. Laurent appréciait le
quotidien collectif, les métiers liés à la terre et ses produits, les
ateliers où se réjouissait l’âme des artisans, un peu moins
l’autarcie censée protéger les reclus des tentations du monde
menaçant. En cohérence avec la recherche de simplicité, le plus
souvent entre le rude et le rustre, l’attitude des membres, somme
toute amicale, témoignait à la fois paradoxe et harmonie.
Contradictoire, parce que le besoin de se renouveler passait par
le rejet ; mélodieux, parce que les actes et la pensée s’alliaient
dans le concret. Néanmoins, les jardiniers de l’utopie cultivaient
la beauté. Les voiles d’originalité dressées au vent de l’adversité,
les rames d’absolu pagayant dans les eaux profondes de la bonté,
la proue de sincérité émergeant d’un océan d’indifférence ou de
jugements, la petite embarcation naviguait cahin-caha dans une
mer houleuse. L’explorateur ne regrettait pas d’avoir embarqué
pour les terres lointaines de l’authenticité, juste pour une
traversée, puisqu’il n’était pas certain de vouloir pour longtemps
naviguer.
Le mois de juillet jaunissait l’herbe de sa lumière aveuglante,
les cigales frottaient leurs ailes en un concert assourdissant. Trop
occupés à nourrir leurs petits, les oiseaux éteignaient peu à peu
leurs chants. Laurent travaillait au jardin, chargé des arrosages,
désherbages et récoltes ; une responsabilité qui ne lui permettait
pas d’apprendre le métier, puisque le reste de la journée il
s’activait à la ferme pour traire les chèvres, les pousser vers les
pâturages et les ramener au supplice. Incapable d’exploiter
l’animal et de le manger, l’élevage n’était décidément pas pour
lui. Il avait choisi le végétarisme depuis le jour où il avait signifié
à son père qu’il ne pêcherait plus le poisson. Alors que ses
parents le toléraient, les communautaires le raillaient pour sa
singularité.
Voilà six mois que Laurent vivait en ce lieu, le seul rescapé
de sa promotion. Vincent le jardinier lui avait mis le tuyau dans
une main et la brouette dans l’autre. L’apprenti avait pris la place
de son compatriote, Éric, parti en crachant un bras d’honneur et
quelques injures à ne pas traduire. Cela avait troublé son
successeur. Pourquoi les gens quittaient-ils si vite et si
mécontents ce lieu ? Prolongeant sans cesse son séjour depuis la
semaine accordée, personne ne lui avait encore demandé ses
intentions. Le dragon avait remisé son feu, lui présentant
désormais sa tête d’indulgence. Tant mieux. Il gardait encore les
brûlures de son accueil cuisant, il préférait conserver ses poils
qui poussaient comme les algues après la marée. L’histoire de
Trifine, la ressuscitée, restant gravée dans sa mémoire, tendu tel
un ressort, il guettait le moment où il lui faudrait s’échapper,
lorsque la communauté prendrait le visage de la méchanceté.
Seul, un couteau à la main, agenouillé dans un immense
champ de carottes envahi par la renouée, Laurent nettoyait le
potager victime des trop nombreuses réunions retenant les
ouvriers. Depuis quelque temps, ça brassait dans le collectif.
Laurent n’était pas informé des raisons d’un tel émoi, si ce
n’était qu’une famille avait annoncé son départ prochain.
Vincent, son patron, était un baromètre quelque peu déréglé.
Penché sur son ouvrage, telle une ronce prête à s’enraciner, cela
signifiait qu’il cherchait dans la terre la détente. En revanche,
quand il arpentait le jardin à la recherche d’un travail mal fait, il
était au contraire satisfait. À l’instar de son patron, Laurent
souhaitait trouver la sérénité dans la mère nourricière. Plus à
l’aise les pieds et les mains accrochés à une paroi, il pestait
contre sa peau garnie d’ampoules ou lacérée par les chardons.
Pour s’encourager, il fredonna un chant de marins avec des
paroles de Terriens.
Le jardinier peine de la terre. Il sème la joie dans sa
compagne. Plante l’espérance en la soignant. Récolte les dons
de celle qu’il sert.
Un coup de foudre le fit sursauter : la voix du maraîcher.
« Qu’est-ce que tu as foutu aujourd’hui ? Ce n’est quand
même pas difficile de garder la ligne ! Tu as laissé plusieurs
places de mauvaises herbes partout où tu es passé ! J’en ai marre
d’être aidé par des gens qui ne savent pas travailler ! »
Laurent fixa bouche bée le maudit rabat-joie, dont il venait
tout juste de chanter les louanges. Il retint son courroux, au
moins la réunion s’était-elle aujourd’hui bien passée.
Une femme vint retrouver Laurent, courbé sur les premières
tomates ; une rousse comme lui mais la peau plus mate. Une
vraie beauté. Il l’avait remarqué lors du déjeuner ; elle semblait
alors enfiler la communauté telle une robe bien ajustée.
« Ils sont tous barges dans cette secte ! Les châtelains
crachent sur leurs serfs comme s’ils n’étaient rien », ironisa-t-
elle en guise de présentation.
Laurent observa la Marie Morgane sortit des fonds marins
pour le secourir dans son tourment. La fée poursuivit.
« Ils placent la médisance avant l’entendement. Toi, par
exemple, ils te considèrent passif et superficiel alors que tu es
d’une grande sensibilité, ça saute au nez. Résultat, tu fais sans
rechigner ce qu’on demande de faire. Pour être considéré, tu te
rends esclave de leur pouvoir. Jamais tu ne dois courber l’échine
devant ceux qui t’humilient ou t’injurient ; au contraire, tu dois
te relever et les regarder jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’ils
doivent te respecter.
— Comment sais-tu cela, tu viens à peine d’arriver ? s’étonna
Laurent, les yeux plissés de suspicion, les fées étant des
créatures dévoreuses de vie. Pourquoi es-tu venue ici ?
— Parce que je crois qu’un monde meilleur est possible et
qu’il serait merveilleux que je le construise avec toi. »
Le jeune homme leva son visage pourpre sur la dame blanche
à la crinière de lion.
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