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Critique de StCyr


Les Somnambules, premier roman d'Herman Broch, se présente comme un triptyque, avec des récits indépendants (bien que certains des protagonistes d'un volume réapparaissent dans les volumes suivants) où un personnage principal incarne une période charnière de l'histoire du Reich dans un processus global de déclin des valeurs traditionnelles des sociétés européennes.

Ainsi dans 1888, Pasenow ou le Romantisme, nous est dévoilé la figure de Joachim von Pasenow, qui s'est un peu vu contraint de choisir la carrière des armes, car traditionnellement c'est à l'ainé que revenait la gestion du domaine et des terres familiales, à son frère Helmuth en l'occurrence, "tombé pour l'honneur, pour l'honneur de son nom" lors d'un duel. C'est dire assez que Joachim a baigné dans une atmosphère traditionnaliste, sous la coupe d'un père autoritaire et inexorable, qui lui souhaite voir faire un mariage avec une Elisabeth von Baddensen, dont la famille possède une centaine d'arpents de terre, dont elle héritera un jour sous le titre de baronne. le patriarche le presse donc de demander son congé du service actif afin de reprendre le flambeau de l'ainé valeureux et de songer à cette union qui scellerait une belle alliance. Mais Joachim regimbe un peu, être officier lui semble plus prestigieux que l'état de gentleman-farmer et il préfère à la compassée Elisabeth, les charmes faciles de la bohémienne Ruzena. Pressé de plus en plus par ce père dont les projets virent à la manie, il cherche conseil auprès d'Eduard von Bertrand, un ancien "camarade sous l'uniforme du Roi", qui a abandonné le devoir de sa charge pour la vie aventureuse et mercantille d'importateur de coton, décision que juge sévèrement Joachim, ainsi que son air dégagé, sa mise et ses manières déliées qui lui semblent affecter le cynisme. Malgré cette réprobation et ce léger mépris qu'il éprouve pour von Bertrand, ce dernier exerce un indéniable ascendant sur Joachim, et ses conseils avisés semble régler naturellement et fort avantageusement ce qui parait inextricable dans la vie de Pasenow, avec un désintéressement tellement manifeste qu'il en devient suspect pour Joachim. La personnalité rigide et paradoxalement fantasmagorique de Pasenow que von Bertrand qualifie de romantique lui font se demander si son si fidèle ami ne joue pas le rôle d'un Méphistophélès dans son existence...

Le singulier antihéros de 1903, Esch ou l'Anarchie est un petit-bourgeois luxembourgeois qui s'est fait licencié sous le prétexte fallacieux d'erreurs dans la comptabilité de son entreprise, manoeuvre pour donner le change sur les malversations de son supérieur hiérarchique. August Esch vit terriblement mal cette situation, lui que chaque injustice révolte, à telle enseigne qu'il démissionne aussi sec d'une bonne place qu'il vient à peine de décroché aux entrepôts de Cologne lorsque qu'il apprend que celui qui lui a facilité son embauche, militant syndicaliste infirme, a été raflé lors d'une réunion durant une grève et emprisonné, iniquité dont il tient Eduard von Bertrand, que le lecteur connait déjà, maintenant président de la Mittelrheinische personnellement pour responsable. Pour tout dire Esch, en bon comptable consciencieux et probe, à une conception de la vie en partie double, la rédemption résulte du sacrifice, un martyr doit racheter la faute, pour maintenir les plateaux de la balance de la justice immanente bien alignée, quitte à se lancer dans des opérations fort hasardeuses. Ainsi il s'embarque dans une entreprise assez croquignole, l'organisation de compétition de lutte féminine bidon, pour permettre à une jeune femme, qui ne parle pas un traitre mot d'allemand et qui ne lui est aucunement attachée, d'échapper à sa condition de partenaire offerte et passive des jeux dextres d'un jongleur lanceur de couteaux. Et ainsi du reste, relations amoureuses, relations d'affaires, vie et trépas, les bons comptes font les bons amis, aux cieux comme ici-bas. La conduite et les agissements du brave August suivent malgré cette rhétorique apparemment rigoureuse une logique somme toute plutôt évanescente et des voies pour tout dire anarchiques. August Esch a tout du personnage Kafkaïen, en moins bureaucratique mais en plus impétueux.

Le délitement des valeurs à l'oeuvre dans les Somnambules trouve son complet accomplissement dans l'âme boutiquière du personnage principal de 1918, Huguenau ou le Réalisme. Wilhelm Huguenau est un déserteur alsacien, donc ressortissant allemand à l'époque des faits, qui après une longue et prudente marche à travers les lignes ennemies arrive un beau jour dans une petite ville de l'Électorat de Trèves sur les bords de la Moselle. le spectacle des terres agricoles en friche suite à l'absence des hommes partis pour le front, lui fait flairer la bonne affaire et en homme qui "sent le vent' il y voit une occasion de faire sa pelote. Il décide de faire passer une annonce dans une feuille de choux locale en se déclarant acquéreur de terrains. C'est là qu'il rencontre August Esch, le comptable du volume précédent, qui se débat tant bien que mal comme rédacteur du Messager de l'Électorat de Trèves, métier qui par définition doit composer avec l'imprévu ce qui est aux antipodes du train-train précis, rassurant et codifié de la comptabilité, qui met ses nerfs à rude épreuve et qui fait de lui une figure qui détonne dans le calme de cette ville provinciale. Huguenau change son fusil - lui qui s'en est si peu servi, d'épaule, et décide de faire main basse sur le journal avec une manoeuvre frauduleuse dont il a le secret. Ce dernier volet, qui constitue près de la moitié du volume total de pages de la trilogie, se présente comme une synthèse de cette dernière, avec sa structure narrative plus complexe et ses chapitres digressifs et conceptuels intitulés Dégradation des valeurs qui théorisent le propos initial du triptyque, l'émergence d'un individualisme forcené de l'homme moderne symptomatique de la démonétisation des valeurs traditionnelles qui a débuté avec la Renaissance. C'est dans cet aspect protéiforme qu'on peut voir dans l'oeuvre d'Herman Broch une filiation avec l'Homme sans qualités de Robert Musil qui lui est contemporain.

Ce premier roman d'un des deux plus grands romanciers viennois de son temps est important dans l'aspect novateur de sa forme narrative et dans l'analyse de cette décomposition des valeurs dans la société et chez l'homme européen, vacillant entre les deux abymes de l'irrationalité et de l'ultra-rationalité et qui va le conduire vers le totalitarisme que l'auteur pressent et annonce. Une oeuvre importante et visionnaire.


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