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Critique de Presence


L'inéluctabilité des changements qui viennent avec l'âge adulte
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Ce tome est le premier d'une série : il constitue une saison complète qui peut se suffire à elle-même. Il reprend les chapitres initialement parus en format dématérialisé, puis en format papier en 2021. Il a été écrit par Ed Brubaker, dessiné et encré par Marcos Martín, et mis en couleur par Muntsa Vicente. le tome se termine avec une postface d'une page du scénariste expliquant l'origine du projet en redécouvrant le plaisir de lecture de romans classés Jeune adulte et l'opportunité de collaborer avec cet artiste. Suivent dix pages d'études graphiques sur les personnages et l'architecture des lieux.

Chapitre I : la fille dans les arbres. Il fait nuit et la neige tombe en flocons épars sur la ville rurale de Kings Hill et sur les bois alentours. Cela ne faisait qu'une demi-heure que Friday Fitzhugh était de retour et c'était déjà comme si elle n'était jamais partie. Elle aurait dû s'y attendre bien sûr. Elle avait imaginé une nuit tranquille à la maison, avec sa mère et sa tante Jody. Dans les faits elle se retrouvait, comme un millier de nuits avant, en train de crapahuter dans la forêt de Kingswood, à essayer de ne pas se faire distancer par Lancelot Jones, accompagné par le shérif Boby. Chaudement habillé, ce dernier avance avec une lampe torche à la main, suivant les traces encore fraîches dans la neige, ayant la certitude qu'ils sont en train de réduire l'avance que peut avoir le fuyard. En son for intérieur, Friday sait bien que Lancelot n'aurait jamais monté un mystère de toute pièce pour la distraire, mais elle peste d'être entraînée dans cette enquête, plutôt que de pouvoir parler avec Lancelot de ce qui s'est passé avant qu'elle ne parte de la ville, avant qu'ils ne se séparent. Elle finit par marquer une pause, et observer la forêt malgré l'obscurité. Les deux hommes s'arrêtent également et lui demandent ce qu'il se passe. Elle répond qu'elle a vu une silhouette dans les arbres, une forme humaine en train de les observer, peut-être une fille.

Le trio continue à progresser dans la forêt, et Jones fait observer qu'ils s'approchent du lieu-dit Crescent Rock. le shérif lui demande ce qu'il a de particulier. Jones explique que les légendes locales veulent qu'à une époque enténébrée, lors des longues nuits d'hiver, les femmes qui vivaient dans la forêt chemineraient dans la neige, pour aller sacrifier le plus faible fruit de leurs entrailles, à d'anciens dieux. Une offrande pour garantir l'arrivée d'un nouveau printemps chaque année. Elles élevaient le nouveau-né dans la froide nuit, au-dessus de leur tête, à Crescent Rock, où les dieux entendraient leurs cris. Jones termine son histoire en ajoutant qu'il y a beaucoup de choses agitées qui errent dans ces bois, et il y en a toujours eu. Friday se demande si son ami n'est pas en train de sous-entendre des choses. Mais avant qu'elle ne puisse verbaliser son interrogation, il reprend son avancée car il peut voir Weasel. Elle avait passé tout son voyage en train, à se demander ce qu'elle allait lui dire, au point que ça en devenait ridicule. Ils avaient été les meilleurs amis du monde quand ils étaient des enfants, et maintenant elle ne savait même plus comment lui parler. Les rares fois où elle l'avait appelé depuis son université, il n'avait fait que parler de ses enquêtes.

Depuis une dizaine d'années, Ed Brubaker nourrit sa collaboration fructueuse avec Sean Phillips pour des polars ben noirs, dans la série Criminal, mais aussi Fatale, The fade out, ou encore Reckless. Cela ne l'empêche pas de réaliser quelques histoires avec d'autres artistes, comme Marcos Martin avec qui il avait déjà eu l'occasion de réaliser un épisode de la série Captain America. le premier contact du lecteur avec cet ouvrage fait apparaître qu'il est d'un format d'un tiers plus petit que celui d'un comics habituel. Il consulte la quatrième de couverture qui précise qu'il se range dans le genre Action & Aventure, ainsi que Crime & Mystère. Un peu plus bas, il lit qu'il s'agit d'une histoire de type Jeune adulte. Il voit également une citation louangeuse de Brian K. Vaughan, et une autre de Robert Kirkman. Il se dit que ce doit être un récit un peu jeunesse, avec de bons sentiments pour coller à l'esprit de Noël. L'histoire commence doucement avec une double page entièrement noire, puis une deuxième mais avec quelques points blancs sur la page de droite, et une troisième avec la neige qui tombe sur un plan large de la ville et un ciel noir d'encre. Puis encore quatre cases de la largeur de la page pour se rapprocher progressivement du sol jusqu'à être à hauteur de marche dans les bois. Les dessins sont tout en formes noires, presque des ombres chinoises. Commence alors les cellules de texte où se déroule le flux de pensées de Friday Fitzhugh qui commente les événements, en donnant son état d'esprit. Elle est focalisée sur ce qu'elle souhaiterait, et le décalage qu'il y a avec ce qui se passe. le lecteur comprend qu'elle a entretenu une relation amicale profonde avec Lancelot, qu'ils se sont retrouvés séparés et qu'elle aimerait pouvoir dire les choses, les sentiments. Cela introduit une forme de nostalgie.

Brubaker explique l'origine du projet dans le plaisir qu'il avait eu à relire des romans classés Jeune Adulte des années 1960/1970, et l'opportunité de pouvoir donner forme à ce projet qu'il murissait depuis des années, grâce à la possibilité de travailler avec Marcos Martín. En effet, le lecteur constate que la narration a un goût particulier, à la fois une aventure avec une forme de naïveté, à la fois des questionnements de Friday qui est devenue une adulte autonome et qui se pose des questions sur des facettes de sa vie qui n'étaient alors que des évidences. Cela génère une facilité de lecture très agréable. Ayant identifié la nature des licences artistiques, le lecteur ne se formalise pas de voir un adolescent comme Lancelot Jones montrer au shérif comment faire son travail. Il ne s'interroge pas sur les sources de revenus du jeune homme (totalement passées sous silence), ou même sur ses parents et son prénom inhabituel et fortement connoté, une convention de genre des romans Jeune Adulte. D'ailleurs le prénom de l'héroïne est tout autant connoté et renvoie à l'expression Girl Friday, la fidèle assistante, en référence au jeune indigène cannibale qui remplit le rôle d'homme à tout faire de Robinson Crusoé (1719), dans le roman du même nom de Daniel Defoe (1660-1731). du coup, la composante surnaturelle apparaît comme tout à fait à sa place dans le récit, ne nécessitant pas de consentir une suspension d'incrédulité supplémentaire.

Le scénariste joue donc sur la concomitance de l'enquête au temps présent, et la découverte de l'historique de la relation entre Lancelot et Friday. Il se produit une prise de recul générant une forme de nostalgie, tout en assurant l'intérêt de l'enquête au temps présent. le lecteur comprend rapidement la raison pour laquelle les caractéristiques des dessins de Martín ont plu au scénariste. le lecteur commence par regarder les personnages et il constate qu'ils présentent des caractéristiques subtilement simplifiées : un visage arrondi et tout petit peu trop gros, des morphologies encore marquées par l'enfance, des expressions de visage un peu intenses. Ainsi, ils sont immédiatement sympathiques. Dans le même temps, le degré de détails s'avère plus poussé que celui d'une bande dessinée pour en enfants, tout en étant très discret. Par exemple, le lecteur peut très bien ne prêter aucune attention aux vêtements en les considérant comme simplement fonctionnels. S'il s'y attarde à un moment ou à un autre, il voit qu'ils correspondent à la fois à l'époque, à la fois à la personne concernée, à commencer par le beau sweatshirt à rayure de Friday avant qu'elle ne quitte Kings Hill. Il se rend également compte que l'artiste prend bien soin que les tenues vestimentaires soient cohérentes avec les conditions climatiques, en particulier pour le petit groupe dans les bois sous la neige.

En contrepoint à ces personnages sympathiques, à ces décors parfois banals, le dessinateur se fait un plaisir de contraster des moments adultes. le lecteur se retrouve véritablement choqué de voir Friday allumer une cigarette en page 32. Finalement, elle n'est pas juste une gentille fille bien élevée : c'est aussi une adulte avec ce qui est considéré comme un défaut. L'évocation des sacrifices de bébés en hiver est étrangement inoffensive, présentée visuellement comme un conte de bonnes femmes. Là encore, il se produit un fort contraste quand Martín montre un lancer de boule de neige avec une pierre en son centre, ou un coup de crosse énergique et sec qui envoie le palet de hockey sur le tronc d'un arbre, puis un peu plus tard, un autre coup tout aussi fort envoyant le palet sur un être humain. La narration visuelle joue ainsi avec les codes et les conventions pour osciller entre des images gentilles, même si elles peuvent être détaillées, et des images impliquant une violence qui fait mal, ou une créature surnaturelle réellement effrayante, ou encore un monde complexe qui ne tourne pas du tout autour du personnage principal ou d'un individu. Cette sensibilité narrative mouvante s'accorde parfaitement avec la tonalité du récit, entre souvenir d'une époque où tout allait de soi, et un présent plus complexe, plus frustrant, même si le sens du merveilleux n'a pas encore fondu sous les responsabilités, même si l'action individuelle peut changer le cours des événements de manière significative.

La quatrième de couverture annonce bien que cette bande dessinée s'inscrit dans une gamme Jeune Adulte. Ainsi prévenu sur le positionnement de l'histoire, le lecteur l'entame en toute connaissance de cause. En fonction de son âge, il appréhende différemment l'approche narrative, soit comme une aventure très intrigante avec une héroïne déjà dans un mode de réflexion adulte, avec une capacité à prendre du recul sur ses jeunes années, soit comme une phase de la vie qu'il a lui-même traversé ce qui lui permet de prendre du recul sur sa propre expérience. Dans les deux cas, la narration visuelle est à la fois facile d'accès et beaucoup plus riche qu'il n'y paraît.
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