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Critique de Presence


Ce tome est le premier d'une série dont le personnage principal est Ethan Reckless. Il est paru sans prépublication initiale en chapitre, en 2020. Il a été réalisé par Ed Brubaker pour le scénario, Sean Phillips pour les dessins et l'encrage et les couleurs sont l'oeuvre de Jacob Phillips. La quatrième de couverture comprend des commentaires élogieux de Joe Hill, Damon Lindelof et Patton Oswald.

Au temps présent, un homme avance dans une grange en plein soleil, dans une exploitation agricole. Lloyd Wilder évoque un numéro surtaxé qu'on peut appeler : on tombe sur un répondeur. Il est possible de laisser un message pour demander de l'aide, sur des affaires pour lesquelles on ne peut pas aller voir la police. Si l'histoire est assez bonne, un type arrive et résout le problème à la place du client, pour un prix. Wilder écrase sa clope sur un établi, prend une machette et demande à l'homme en face de lui si c'est bien ça et si c'est de lui qu'il s'agit. Ethan Reckless répond que c'est bien ça et que c'est bien lui. Sa chemise est maculée de sang et il tient une petite hache dans la main droite.

Deux semaines plutôt à Los Angeles en 1981, sous le soleil. Ethan Reckless se rend chez lui, un cinéma désaffecté qui abrite aussi son bureau. Cela fait maintenant un peu plus de six ans qu'il résout des problèmes pour les autres. Ça a commencé en 1975, avec l'amie d'un ami à qui il a donné un coup de main, et qui lui avait donné cinq milles dollars sur ce qu'il avait ramené. À l'époque, cette somme permettait de vivre un bon bout de temps peinard à faire du surf, presque un an. le deuxième client était un homme d'affaires et il avait tout simplement donné un de ses immeubles à Reckless en guise de paiement, un cinéma désaffecté avec sa marquise, appelé El Ricado. Reckless se sert du cinéma pour se projeter des films, peinard, tout seul, et pour parler affaires avec Anna, la jeune femme qui s'occupe du répondeur, des messages, et des paiements. Ce jour-là, il est en train de regarder Destroy All Monsters (1968) de Ishiro Honda. Anna arrive et lui indique que les finances commencent à être au plus bas et qu'il y a une annonce : un fils qui veut récupérer la voiture de collection de son père qu'il a perdu à l'occasion d'un pari, possiblement truqué. Il rappelle qu'il est hors de question qu'il permette à Anna d'organiser des séances de projection dans le cinéma, qu'il permette à des jeunes de venir en dégrader les fauteuils. Il y a un autre message bizarre laissé par une femme : si le nom de Donovan Rush dit quelque chose à Reckless, il peut la retrouver au motel Moonlite Inn, pendant trois jours encore.

En 2006, Ed Brubaker & Sean Phillips lancent une série de polars, publiée par Image Comics : Criminal. Ils la mettent en hiatus intermittent, et la relancent en 2019. Entre temps, ils ont collaboré sur d'autres projets, et en 2019/2020, ils ont publié 3 histoires complètes sans prépublication, se déroulant dans le même univers que Criminal. La pandémie de Covid est l'occasion pour eux de repenser leur stratégie : ils décident de lancer une nouvelle série fin 2020, sous la forme de 3 récits complets à paraître en moins d'un an, consacrée à un nouveau personnage. D'un autre côté, c'est toujours le même duo, oeuvrant toujours dans le genre polar, juste avec un autre personnage principal, habitant sur la côte ouest des États-Unis. le lecteur retrouve donc ce qu'il attend de ces créateurs. Un personnage principal pas très bien équilibré : vivant en marge de la société, gagnant de l'argent par des moyens réprouvés par la loi, ayant un grain et un trou dans ses souvenirs à la suite d'un événement traumatique. le lecteur retrouve également le goût du scénariste pour situer clairement son récit dans un contexte social et historique. Il a choisi le tout début des années 1980, au soleil de la Californie, et au cours du récit apparaissent plusieurs éléments de contexte historique évoqués de manière explicite. Un exemple parmi d'autres : le lecteur peut relever la mention du Weather Underground : un collectif positionné très à gauche, anti-impérialiste et antiraciste, ayant participé de manière active à la campagne contre la guerre du Viêt Nam, prônant une action qu'ils qualifiaient de propagande armée, pour marquer la différence avec des actions de type lutte armée.

Le lecteur retrouve également les caractéristiques des dessins de Phillips : traits d'encrage un peu lourds et dont l'irrégularité apporte une forme de désinvolture, aplats de noir aux formes irrégulières, parfois copieux dans certaines cases, jeu d'acteurs de type naturaliste, d'une rare évidence. Jacob Phillips réalise une mise en couleurs en phase parfaite avec les dessins. Dans un premier temps, le lecteur éprouve l'impression d'une mise en couleurs naturaliste très évidente. S'il prend un peu de recul, il se rend compte qu'en fonction des cases, le coloriste peut laisser apparents ses coups de pinceaux, qu'il apporte une sensation de texture à certaines surfaces uniquement avec des nuances différentes. Il respecte les contours détourés par les traits encrés, mais à l'intérieur il peut appliquer une couleur partiellement dans la surface ainsi délimitée. Enfin, s'il s'arrête un instant sur une page, le lecteur est surpris de voir qu'il n'aurait pas du tout utilisé ces couleurs là pour un effet naturaliste, alors que l'effet final semble entièrement naturel.

Ces vingt années de collaboration entre Phillips et Brubaker leur ont permis de développer leur travail d'équipe pour aboutir à une complémentarité telle que le lecteur a l'impression que l'histoire est racontée par un unique artiste, et pas par deux personnes différentes, avec des écarts dans leur sensibilité. Il est possible de prendre n'importe quelle page au hasard après la lecture et d'en trouver des exemples. Cela peut aussi bien apparaître en creux (il n'y a aucune répétition entre ce que disent les personnages et ce que montrent les images) que de manière explicite (e calme avec lequel Lloyd Wilder finit sa cigarette avant de passer à l'attaque à la machette). La narration visuelle coule de source et chaque scène apparaît comme une évidence pour le lecteur. Cette facilité naît d'une longue pratique : le lecteur la prend comme un dû, totalement absorbé par sa lecture. S'il lui vient l'idée de feuilleter la bande dessinée après l'avoir dévorée, l'élégance de la narration lui apparaît. Phillips parvient à faire croire à ce duel à l'arme blanche dans une grange à l'écart. Il reproduit avec fidélité le type de façade surprenante du cinéma de Los Angeles. Il conçoit ses plans de prise de vue avec soin, sachant rendre visuellement intéressant une scène de dialogue de 5 pages, entre Anna et Ethan, ce dernier restant assis sur un fauteuil du cinéma. Il sait faire apparaître le rapport de force quand Ethan Reckless questionne June, la serveuse d'un diner, et qu'il ne parvient pas à prendre le dessus dans la discussion. La réalité de la violence physique dans un combat à l'arme blanche ressort crument : une boucherie sans une once de romantisme. Par contraste, le lecteur ressent le calme du moment de détente quand Ethan peut enfin faire un peu de surf dans une ambiance lumineuse violette, totalement adaptée.

Un polar de plus pour Brubaker, et il maîtrise les conventions de ce genre comme peu d'auteurs. Un personnage principal en marge de la société avec un système de valeur très personnel, une jeune femme qui lui demande de l'aide, un trafic avec des sommes d'argent qui changent de main, quelques flambées de violence. Ethan Reckless ne dispose pas d'un cerveau extraordinaire pour son enquête mais il avance de manière inflexible, peu sensible à la douleur. Malgré tout, ses capacités physiques restent du domaine du possible, et il est faillible. Ce récit utilise les conventions du genre, le scénariste les mettant à profit de son histoire. le lecteur sans appétence particulière pour le polar se laisse prendre par une intrigue avec son lot de surprises et ses personnages âpres. le lecteur habitué du genre apprécie l'habileté avec laquelle Brubaker manie les codes du genre. L'auteur a conçu un personnage dont le parcours de vie reflète plusieurs éléments historiques majeurs, embringué dans une histoire plausible. le lecteur se dit qu'il a vu venir le trafic de loin, et il se trouve pris au dépourvu quand l'histoire connaît un nouvel imprévu, ramenant de l'originalité dans cette convention qu'il avait anticipée. Il retrouve toute confiance dans les auteurs et termine sa lecture aux anges d'avoir ainsi lu un tome complet.

Une histoire complète pour un nouveau personnage par un duo réalisant ensemble des polars depuis 20 ans. le savoir-faire acquis pendant toutes ces années se voit sur chaque page, autant pour la complémentarité entre les deux créateurs, que pour la fluidité de la narration, la mise à profit des conventions de genre, etc. Brubaker & Phillips montrent bien que Ethan Reckless est un individu abîmé, mais aussi un individu du mauvais côté de la loi, parvenant à maintenir cet équilibre précaire chez le lecteur : un bon niveau d'empathie, mais aussi une réprobation morale pour ce style de vie. Ce polar fait ressortir des éléments sociaux et systémiques de l'époque, directement liés à l'histoire contemporaine de ces années-là, soit un commentaire sur les options d'une jeunesse qui n'avait rien demandé pendant la guerre du Viêt Nam, et les conséquences sur leur vie une fois devenus adulte.
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