AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de morganex


Le pitch est connu : « L'Orange mécanique » suit l'existence violente, chaotique, tragico-truculante, speed et angoissante d'Alex, un adolescent de 15 ans des 60's britanniques. Auto proclamé « Humble Narrateur et Martyr », il nous offre son journal intime, truffé de néologismes inventés pour la circonstance par Burgess; ils se révèlent amusants, inspirés, constitutifs d'une néo-langue criante de crédibilité, le "nadsat" des teenagers. le tout forme un OLNI* SF d'anticipation, dystopique et uchronique qui mérite le détour ; tout le charme du roman repose sur sa singularité de forme plus que de fond.

Bonne lecture à qui se laissera tenter ..! Il y laissera des rires, de la colère et des désillusions.

Le pathétique héros, sous la plume en « je narratif » d'Anthony Burgess, est un jeune bad-boy urbain sur lequel personne désormais n'a de prise (pas plus sa famille que son éducateur). Sur le fil d'une double vie : l'une nocturne comme acteur masqué d'hyper-violences gratuites commis en bandes errantes organisées ; l'autre diurne, faussement et hypocritement moulée sur la norme sociétale, Alex ne pense qu'à détruire et se détruire, « toltchocker » (bastonner) qui lui déplait, violer et voler … tuer au passage sans remords ni regrets, tout en se « bisdonskant comme un bezoumni » (se marrer comme un fou) ? Bref, rien de neuf à l'orée de nos années 2020, si ce n'est qu'ici nous ne sommes encore qu'aux débuts des encore sereines 60's … Les activités nocturnes d'Alex (et d'une centaine d'autres « maltchickkicaïds » de son acabit), sont dédiées à ses « drougs » (copains), à la « dratse » (bagarre) et aux « dedans-dehors des familles » non consentis avec des « dévotchkas » aux mamelus « groundnés »**. Les multiples délits et crimes en bandes détruisent peu à peu un système social dépassé, à deux doigts du précipice mais qui va imaginer le pire pour soigner ses brebis égarées.

Arrêté, jugé et condamné, il suit volontairement (pour prix d'une libération anticipée) un programme carcéral, scientifique et révolutionnaire, sensé le libérer de ses pulsions violentes. Visionnages forcés ad nauseum de scènes ciné ultra-violentes empruntées à l'actualité, à l'Histoire et/ou à la fiction ; et ce jusqu'à vomir d'overdose, se montrer incapable de frapper autrui, de rendre les coups, de répondre aux insultes, de se révolter … de simplement protester, de mettre en doute l'ordre social. La dystopie est en marche, l'enfer est pavé de bonnes intentions …

La phase de rédemption ne se déroulera pas, bien entendu, comme prévu … cher payé que tout cela.

Le monde décrit dans « L'Orange mécanique » est le nôtre sans l'être tout à fait. Certaines divergences diffuses émergent et en font, tour à tour un conte satyrique tragico-comique, une uchronie soft car peu différenciée, la juxtaposition d'univers parallèles de faible proximité, une contre-utopie et/ou une anticipation à court terme. de plus, de manière fondamentale : est-ce de la littérature générale ou de la Science-Fiction ?

La robotisation psychologique de l'humain via des moyens scientifiques en thème principal, une néo-langue omniprésente et crédible : deux éléments qui tendent le propos d'auteur vers une SF dystopique cousine de « 1984 » et de sa novlangue. Mais tout est relatif : on est loin d'Orwell, même si l'intention première, réussie dans son rendu, ramène un roman culte embelli par la sortie concomitante du film de Kubrik (1972).

Le background est diffus, sa présence est néanmoins capitale, explique les déviances embarquées des ados qui s'y agitent. L'arrière-plan est urbain type : de grands HLMs de banlieue ; des familles boulot/dodo ; un désespoir d'existences monotones et résignées, ramenées à la simple survie ; une jeunesse accrochée à la violence gratuite comme seul et unique défouloir. Un gouvernement à l'agonie, incapable de faire face au problème. La néo-langue embarquée en « Je narratif » est le « nadsat » à l'usage des teenagers. Elle est loin dans sa forme, mais proche dans ses intentions de fond, du parler actuel de banlieue. « La haine », le film, accouplé à la lecture d'« Orange mécanique », remonte en mémoire via son évocation sans fard de la banlieue. le parallèle est tentant. Si ce n'est que Mathieu Kassovitz surligne le présent et que Burgess n'évoque qu'un futur hypothétique en gestation (et peut-être plus dramatique encore). Ainsi, manifestement, pour l'époque de parution originale (1962), le roman se montre aussi d'intention anticipatoire.

Les halls d'immeubles sont peints de gigantesques fresques de travailleurs nus glorifiant le Petit Peuple. Doit t'on entrevoir ici une uchronie soviétique enclavée à minima dans la dystopie imaginée par Burgess ? (ce n'est qu'une hypothèse, je n'ai pas de certitudes) ?

le "nadsat" emprunte aux bidouillages de mots français mixés, malaxés et enchevêtrés (« cancerette » pour cigarette ; « tictocard » pour coeur ; « conficonfiote » pour confiture … etc !) ; mais aussi, surtout et étonnamment, au slave (« babouchka », « bolchoï », « devotchka » … etc). Les néologismes sont très nombreux, presque omniprésents, nécessitent un glossaire (curieusement incomplet ?) auquel se référer, inondent progressivement tout (une page au hasard, passé les 2/3 du roman, serait incompréhensible sans l'apprentissage progressif porté à celles qui ont précédées). Il y faut l'implication ludique totale du lecteur ; décrypter devient de plus en plus facile jusqu'à rendre la lecture rapide et aisée, fluide et tranquille. C'est en ce sens que « L'Orange mécanique » se montre un OLNI* addictif, le lecteur se souviendra longtemps de l'expérience linguistique proposée.

Le roman parait pour la première fois en France, en 1972, chez Robert Laffont dans la collection grand format « Pavillons », hybride de littérature générale et de Science-Fiction. Ce ne sera ni le premier ni le dernier ouvrage SF de qualité à s'échapper du ghetto du genre, à voisiner au plus près de la littérature blanche, ce pour des raisons de rentabilité potentielle plus marquée en territoire neutre et d'autant plus immédiates qu'il y eut, la même année, concomitance temporelle de parution avec l'adaptation ciné de Kubrick. Cette dernière va assurer un succès éditorial pérenne au roman mais lui voler la vedette via le statut de chef d'oeuvre attribué au long métrage. Il faut bien l'avouer, le roman est moins bon que le film devenu culte, cas rare dans un monde SF où, d'ordinaire, l'imaginaire s'accouple plus facilement aux mots qu'aux images. Alors : Sf ou pas ? Nul éditeur n'a jamais vraiment tranché. Les parutions poche ultérieures (Livre de poche, Pocket & France loisirs…) ne le sortiront jamais de l'ambiguïté de genre initiale. Et puis, après tout, qu'elle importance ? Quand la soupe est bonne ; pourquoi cataloguer, accoler une étiquette « mauvais genres » non souhaitée à l'origine par l'écrivain ?

Le roman se veut-il en outre (?) une extrapolation des violents affrontements de rue entre jeunes bandes rivales de « mods » et de « rockers » du début (jusqu'au milieu) des 60's en Grande-Bretagne, de l'impact du phénomène sur la société adulte d'alors qui, craintive, apeurée et renfermée, craignait que le phénomène n'impacte gravement son existence tranquille et rangée. On peut, pour imager l'analogie, retrouver dans le roman, un écho du code vestimentaire des mods (habits immaculés, cravates minces …) et des rockers (blousons cuir à écussons et épinglettes, foulard blanc, jeans, tee-shirt …) dans celui des « drougs » d'Alex (les masques porcins, entre autres). de la même manière, les musiques favorites de chaque clan (modern jazz, rhythm and blues, ska et soul pour les « mods » ; rock n' roll pour les autres) se rapprochant de celle incongrue, classique, Beethoven, Mozart et consorts, encensée par Alex met de l'eau au moulin d'une hypothèse pas si farfelue et infondée que çà.

Et puis, au final, est-ce que tout cela ne serait pas une vengeance de l'auteur à l'encontre de ces voyous londoniens qui agressèrent sexuellement son épouse un soir ? Elle en mourut à court terme. Auquel cas, toute l'empathie ressentie par le lecteur à l'égard d'Alex, tout l'humour sarcastique accordé à son « Je narratif » ne doivent t'ils pas lui revenir comme un bolchoï boomerang bézoumni plein gulliver et rote krovvinants**.

*OLNI : Objet Livresque Non Identifié

** Une seule solution : pour comprendre, lire le roman.

Lien : https://laconvergenceparalle..
Commenter  J’apprécie          197



Ont apprécié cette critique (19)voir plus




{* *}