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Critique de Lenocherdeslivres


Ayant appris que le Bifrost n°108 allait avoir pour autrice centrale Octavia E. Butler, je me suis aperçu que je connaissais à peine le nom de cette femme et que je n'avais rien lu d'elle. Il était donc urgent pour moi de combler cette lacune. J'ai décidé de commencer par un de ses principaux romans, récemment réédité dans une traduction remise au goût du jour par les éditions Au Diable Vauvert. Liens de sang imagine, en 1979, l'histoire d'une femme, noire, qui voyage malgré elle dans le passé. Et se retrouve dans le sud de 1815, quand l'esclavage était la norme.

Pour la narratrice et pour le lecteur que je suis. Dès le début du roman, à peine avons-nous l'occasion de découvrir Dana, jeune femme noire, donc, mariée à un blanc, Kevin, qu'elle ressent un malaise. Sans comprendre ce qui lui arrive, elle se retrouve dans un état du Sud des États-Unis où l'esclavage est encore légal. Elle sauve un jeune garçon qui était en train de se noyer. Comme elle est noire et que le petit est blanc, les adultes présents la menacent. Un homme pointe même un fusil vers elle. Et aussitôt, elle retourne dans son présent. C'est le début d'une série d'allers et retours entre le XXe et le XIXe siècle. Peu à peu, Dana va comprendre, sinon le mode fonctionnement de ses voyages, du moins les déclencheurs. Elle semble liée à ce jeune garçon dont elle va rapidement découvrir qu'il s'agit de Rufus, un de ses ancêtres. Un fils de propriétaire terrien possédant des esclaves. Et n'hésitant pas à les punir quand il le considère nécessaire, le fouet claquant contre les peaux nues. Mais comment tout cela peut-il finir ? Et comment Dana va-t-elle survivre à cette période, elle qui n'a pas la bonne couleur de peau pour circuler sans risque, pour ne serait-ce qu'exister sans risque ?

Je tiens à préciser que si je n'avais pas regardé la date de publication originale du roman, je ne me serais sans doute pas douté qu'il était si ancien (plus de quarante ans, ce n'est pas rien en SF), tellement le discours est moderne. Même si le fait qu'Octavia E. Butler ait placé le quotidien de Dana en 1979, sans que cela influe en rien sur l'histoire, est un indice flagrant. Car le présent de Dana n'est quasiment pas décrit. Ce n'est absolument pas l'intérêt principal du roman. L'autrice veut nous montrer l'opposition évidente entre la vie pour une femme (et j'insiste bien sur « femme », car outre le racisme, ce récit dénonce également le sexisme) au XXe siècle et une autre, presque forcément esclave (car il existe quelques femmes noires libres, mais le pourcentage doit être minime) au XIXe siècle. La première peut choisir de vivre seule ou avec un homme, qu'il soit noir ou blanc. Alors, bien sûr, Octavia E. Butler ne joue pas la carte de l'optimisme béat. Elle évoque les difficultés du couple mixte avec les familles respectives. Racisme chez les blancs comme chez les noirs. Avec des arguments tellement stéréotypés que c'en est à pleurer. Et ce, d'autant que de nos jours, certains de ces arguments nous sont encore resservis avec la même conviction dans la voix. Infériorité des races d'un côté ; trahison de ses origines de l'autre.
La deuxième est donc nécessairement une esclave. Donc un objet ou un animal, au choix. Les propriétaires de ces « choses » peuvent les vendre, les accoupler, les violer, les frapper pour les dresser. Surtout les femmes, qui n'ont pas d'autre choix que d'obéir si elles veulent éviter le fouet. Et bien sûr, obéir est parfois synonyme de se laisser violer. Quotidiennement. Jusqu'à faire des enfants à leur maître. Même si cela leur donne envie de vomir. Même si cela leur donne envie de mourir. Mais il faut continuer à vivre. le quotidien de la ferme, avec cet ordre des choses établi et accepté par toutes et tous, ou presque, est effarant. Et là encore, l'autrice ne se montre pas manichéenne. Elle s'interroge sur les raisons pour lesquelles les gens acceptaient, dans leur immense majorité, cet état de fait. Et je dois avouer qu'après la lecture de Liens de sang, je comprends bien mieux ce mécanisme atroce qui amène à la survie d'un tel système. Tout cela est d'une grande force et d'une grande finesse. Tout en étant extrêmement agréable à lire.

Car Octavia E. Butler se montre d'une grande efficacité dans la construction de ce récit. le rythme varie selon les périodes : rapide, au début, pour nous permettre de prendre pied dans l'action sans trainer, avec des chapitres brefs. Et les parties qui s'allongent progressivement, à mesure que Dana comprend ce qui lui arrive, qu'elle s'intègre dans ce XIXe siècle si dur, mais si intense, à tel point qu'elle finit presque par le considérer comme son « chez soi ». de plus, les trames narratives s'entrelacent et s'enrichissent, sans pourtant se montrer complexes. Ce roman est facile à lire (je ne parle pas du fond, qui est pesant, car les thèmes abordés sont cruels) : les personnages sont suffisamment caractérisés pour que l'on ne s'emmêle pas les pinceaux ; les évènements se succèdent à un rythme plaisant et efficace.
J'ai d'ailleurs, à la lecture de Liens de sang, rapidement pensé au superbe, mais tout aussi terrifiant Nickel Boys de Colson Whitehead. Terrifiant car lui aussi a su retranscrire dans sa prose l'horreur de ces situations quotidiennes de personnes jugées inférieures à d'autres et donc obligées d'obéir en tout à l'autre. Même si c'est un parfait abruti. Ou un sadique. Ou un connard fini. Et avoir une autre preuve de la monstruosité potentielle de l'humain (je sais, je sais, on en a tous les jours) n'est pas réjouissant. Et pourtant, la lecture de ces deux romans est un plaisir. Car dans les deux cas, les auteurs sont parvenus à nous faire vivre ces époques, à nous faire aimer ces personnages. Et donc à souffrir avec eux.

Pour un coup d'essai, c'est un coup de maitre : ma première lecture d'Octavia E. Butler m'a convaincu de poursuivre dans cette voie. Liens de sang m'a enchanté par sa narration et, surtout, par la force de ses personnages : Dana, bien sûr, mais aussi Alice, l'esclave favorite de Rufus, l'ancêtre de Dana. Personnages forts, mais pas stéréotypés. Période cruelle, mais qui évite les clichés. Octavia E. Butler a su dépeindre des réalités sans pitié en finesse, sans les facilités d'usage. Avec le souci de comprendre et de faire comprendre, de partager des interrogations et de tenter d'y répondre. Un magnifique roman, vraiment.
Lien : https://lenocherdeslivres.wo..
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