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Critique de Zebra


Felipe Becerra Calderón est né à Viña del Mar au Chili en 1985. Avec son premier roman, "Chiens féraux", il obtient en 2006, le premier prix du concours Roberto Bolaño dans la catégorie roman. La même année, il se voit attribuer le Premier Prix dans la catégorie Conte du même concours. Les maisons d'édition chiliennes refusent toutes son manuscrit. "Chiens féraux" est finalement publié en 2008 par la maison d'édition Zignos, de Lima, au Pérou. En 2009, le roman est traduit en anglais et, la même année, la revue The Radgeworks (Edimbourg) présente et publie quelques chapitres de sa traduction. Aujourd'hui, Felipe Becerra fait partie de la Faunita, groupement littéraire grâce auquel il imprime ses propres livres. Felipe Becerra écrit actuellement son second roman, "Ñache". Il s'agira également - comme "Chiens Féraux" - d'un roman hallucinant. Selon le quotidien national chilien La Tercera, Felipe Becerra est l'une des promesses de la scène littéraire du Chili.

Nous sommes en 1980, au Nord du Chili, sous la dictature de Pinochet. Les terres arides du désert d'Atacama servent de décors. Rocio, ancienne étudiante en médecine, a suivi son mari, Carlos, lieutenant de police, en pleine réserve de Huara : il n'y a rien à faire et beaucoup à méditer car la dictature a ensemencé le désert de fosses communes innombrables et instillé la terreur et la folie chez la plupart des survivants, qu'ils soient victimes ou bourreaux. Rocio s'enfonce dans sa folie : elle rêvait de prodiguer des soins et d'apporter un peu de bonheur aux malades et aux blessés, mais elle a dû obéir aux ordres et tourmenter femmes, enfants et hommes qui lui passaient entre les mains. Ils ont comme beaucoup fini dans les cuves et le formol, dans un sous-sol ou dans un charnier, abandonnés ! Rocio est en train de retourner à l'état sauvage, comme un "bagual". Elle est oppressée par ces voix d'enfants qui l'habitent, comme un remords dont elle aimerait se débarrasser. Ces voix, ce sont les voix déformées du passé : elles lui reprochent les horreurs du régime, les répressions, les tortures et les fosses où gisaient blessés et mourants. Rocio délire et refuse (page 115) sa maternité, imprévue, inopposable dans ce monde de brutes sanguinaires.

Roman étrange, déroutant, hallucinant, psychédélique, plein de couleurs et de formes bizarres, "Chiens féraux" livre au lecteur un texte aux phrases courtes et violentes, oscillant entre le réel et le cauchemar. J'ai été perturbé à la lecture de ce livre qui met d'entrée de jeu le lecteur très mal à l'aise. Felipe Becerra ne s'attaque pas, ne critique pas la dictature de Pinochet, dictature qu'il n'a pas connue (il avait 5 ans quand le Chili a découvert la démocratie). Felipe Becerra tente avec "Chiens Féraux" d'exorciser un passé qu'il n'a pas vécu mais qui lui a complètement absorbé sa propre enfance : Felipe Becerra est entré dans l'histoire par ouï-dire. Sa petite enfance n'a été qu'un univers de sons et d'images incompréhensibles pour lui (les adultes autour de lui causaient inlassablement de disparus et de suppliciés du régime dictatorial), un brouillard permanent qui le réduisait à n'être qu'une quantité négligeable. Il se devait de reprendre le dessus. Il réussit avec "Chiens Féraux" à mêler un récit réel ou imaginaire de faits, une réflexion relative à ces faits, du rêve, de l'introspection et le regard des autres sur ces faits, le tout dans un ballet surréaliste, onirique et sanguinolent. du Grand Guignol ? Felipe Becerra s'est laissé guidé par sa propre voix, "une voix infantile un peu comme celle d'un enfant de choeur". Il devait parler car (page 151), c'est le silence qui fait le plus mal. Et ces voix, ce sont un peu (page 40) les âmes des disparus.

Mais quel but poursuivait Felipe Becerra ? A défaut de dénoncer le régime et les atrocités de Pinochet, n'a-t-il pas participé à la banalisation du mal commis par ce régime ? Par la banalité de l'homme qu'il décrit, Felipe Becerra souligne la banalité même des actes commis, une banalité toute politique. Ici, le mal est avant tout celui que l'on fait à l'autre. Ça n'est pas un manquement à la morale. Il s'agit d'une action prise en plein espace public. Et la banalité du mal ne réduit pas le mal à un simple détail. Alors, peut-on juger ces crimes insupportables alors même que les criminels étaient des gens ordinaires, des gens d'une banalité confondante, que le régime avait réussit à instrumentaliser ? Felipe Becerra nous montre que le mal n'était pas une violation de la loi, mais au contraire, une obéissance à la loi : il y avait inversion des notions de Bien et de Mal. Alors, comment juger les brutes qui les ont commis ? Il eut été plus réconfortant de croire que les tortionnaires Chiliens étaient des monstres. Et pourtant beaucoup d'entre eux étaient effroyablement normaux. Au-delà du Bien et du Mal, "Chiens Féraux" pose aussi la possibilité de l'inhumain en chacun d'entre nous.

Un livre difficile d'où Dieu et la Vierge sont absents, un texte où les têtes explosent comme une "pinata" sur laquelle on donnerait un violent coup de bâton (page 46), des lignes comme des sentiers parcourus par des meutes de chiens déchirant des sacs poubelle, à la recherche de la moindre nourriture, mais une belle expérience de lecture !
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