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Critique de Woland


Woland
31 décembre 2014
ISBN : 9782266225151

Ce que l'on nomme "La Controverse de Valladolid" se tint réellement, sous le pontificat de Jules III et alors que Charles-Quint régnait encore sur l'Espagne, tout en songeant déjà à se retirer dans un couvent et à abdiquer en faveur de son fils, le futur Philippe II. Elle opposa essentiellement deux grands "experts" de l'époque, le dominicain Bartolomé de Las Casas et le théologien et philosophe (terme souvent repris par Carrière) Juan Ginés de Sepúlveda. le premier, qui a alors plus de soixante-dix ans, lutte depuis longtemps pour la reconnaissance, chez les Indiens du Nouveau-Monde, d'une âme, d'une conscience semblable à celles que se targuent de posséder les Européens catholiques. Son adversaire, lui, estime que, même si les Indiens ont une âme, celle-ci est inférieure à l'âme chrétienne. Il a même écrit sur la question tout un ouvrage qui doit, ou non, à l'issue de la fameuse "controverse", recevoir l'imprimatur du Vatican.

Car Rome a envoyé son légat pour trancher la question. Il s'agit du cardinal Roncieri, un homme dont, pratiquement jusqu'à la fin, le lecteur ne peut mettre en doute le désir sincère de juger en toute conscience et sans aucun préjugé.

L'ouvrage repose sur la "dispute", au sens latin du terme, entre Las Casas et Sepúlveda, ramenée ici à quelques journées alors que, en réalité, elle se scinda en deux séances dont chacune dura un mois.

Si l'on veut rester strictement impartial, et si l'on connaît un tant soit peu l'histoire de l'Amérique pré-colombienne, on comprend que les Espagnols furent à juste titre épouvantés par les sacrifices religieux des Aztèques, qui consistaient le plus souvent à arracher le coeur d'un prisonnier de guerre vivant, allongé sur l'autel d'une divinité comme le dieu de la Guerre, le terrible Huitzlipotchli. (Les rites concernant Tlaloc, le dieu de la Pluie, qui relevaient de l'écorchement intégral étaient, si possible, encore plus cruels.) Mais, d'un autre côté, toutes les peuplades amérindiennes n'étaient pas aussi obsédées par les sacrifices humains - certaines d'entre elles s'allièrent d'ailleurs avec les Espagnols contre leurs voisins aztèques, qui les réduisaient depuis des années en esclavage afin de les "offrir" à leurs dieux. Et l'on admet tout aussi bien que leurs membres aient eu énormément de difficultés à comprendre pourquoi, au nom d'un dieu d'Amour appelé "Jésus le Christ", les colonisateurs faisaient brûler les Indiens sur des bûchers. de toutes façons, d'un côté comme de l'autre, dès que les Amérindiens eurent compris le caractère conquérant des Espagnols, personne ne fut en reste d'imagination quand il s'agissait de torturer et de massacrer. C'est humain, on le sait - mais rares sont ceux qui l'admettent.

Des gens qui, comme ces Aztèques, prenaient un couteau de silex pour arracher le coeur des prisonniers vivants, descendaient-ils, eux aussi, au même titre que les bons Frères de la Sainte Inquisition, d'Adam et d'Eve ? Et Dieu avait-il envoyé Son fils pour prendre sur lui leurs péchés comme il avait certainement pris sur lui ceux des Inquisiteurs, des princes chrétiens et autres ?

Ou bien ces Indiens étaient-ils des créatures si primitives que la notion d'âme et le sens du Bien et du Mal leur étaient parfaitement inconnus et que leur seul destin, programmé par Dieu Lui-même, fût l'extinction de leur culture, de leurs croyances et de leur propre vie, dans l'esclavage le plus honteux et le plus cruel ?

Le roman de Carrière fait alterner les points de vue des deux principaux débatteurs avec, çà et là, des interventions de l'envoyé de Jules III qui, soulignons-le, tente d'y voir clair avant tout par lui-même. C'est ainsi qu'il fait venir, à grands frais, d'Amérique, un couple d'Indiens nahuatl et son nourrisson afin d'observer leur réaction devant la destruction d'une statue de Quetzacoatl, le légendaire "Serpent A Plumes". Il fait venir aussi - à moindres frais, il est vrai - une troupe de bouffons (ces nains comédiens qui, à la Cour, étaient même intouchables) afin de constater de visu si le rire qui, dit-on depuis si longtemps, est le propre de l'Homme, naîtra chez les Indiens devant le spectacle de leurs pitreries.

Ne connaissant absolument rien ni à la langue, ni aux usages castillans, les Indiens sont plus surpris qu'autre chose par ces nains qui moquent en fait sous leurs yeux la royauté et même la religion. Par contre, lorsque le légat, voulant intervenir, fait une chute dans le petit escalier menant à l'estrade où il trône, tout le monde rit, y compris les Indiens. Malheureusement, ensuite, ils ont peur d'avoir mal fait - et certains moines partagent sans doute leurs craintes car, en principe, on ne se moque pas impunément d'un envoyé de Sa Sainteté.

Heureusement pour tout le monde - ou presque - Roncieri est un homme intelligent. Il finit par trancher en faveur des Indiens et de leur culture. Sepúlveda lui fait alors remarquer que forcer les Espagnols partis pour le Nouveau Monde à abandonner les terres qu'ils s'y sont appropriées, c'est les réduire à la misère. L'argument n'est pas faux et voilà notre légat bien tourmenté lorsque s'interpose le prieur. Selon lui, il y a une solution. Puisque les Indiens sont des créatures de Dieu, il suffit de les remplacer, en esclavage, par des créatures qui, nul ne l'ignore, sont à peine au-dessus de l'animal (et encore !) : les Africains.

Ainsi s'achève, malgré les protestations De Las Casas, épouvanté de ce qu'il vient de contribuer à former, et même quelques "objections" assez avisées de Sepúlveda, "La Controverse de Valladolid."

Le style en est à la fois simple et précis, carré et cynique mais d'un cynisme inévitable parce qu'il est dans la nature humaine. Au reste, par l'intermédiaire de l'un des deux Espagnols installés au Nouveau Monde et revenus dans leur pays pour assister à la controverse, Carrière fait remarquer que les rois noirs pratiquaient l'esclavage et n'hésitaient pas à vendre leurs sujets aux négriers. le roman, comme la pièce de théâtre, date de 1992, époque à laquelle, en France, on pouvait encore écrire sur ces choses sans se faire traiter de tous les noms par les gauchos et les ignares. Aussi faut-il lire "La Controverse de Valladolid" qui démontre que, paradoxalement, alors qu'il ne cherchait qu'à améliorer le sort de ses "frères Indiens", Las Casas a non pas mis le feu aux poudres de la traite négrière occidentale - certaines expéditions de ce genre avaient été ordonnées par la couronne espagnole mais demeuraient encore rares et exceptionnelles - mais a ouvert aux trafiquants une voie royale. Il ne s'en remit jamais. Quant à Sepúlveda, personnage qui, la plupart du temps, ne paraît pourtant pas très sympathique au lecteur, ses réflexions, trop brèves, sur les problèmes ainsi posés sont celles d'un visionnaire.

Encore ne sont-ce que quelques unes des questions soulevées par "La Controverse de Valladolid", livre auquel on ne peut reprocher qu'un seul défaut : sa brièveté, le parti pris de son auteur de ne pas dépasser le thème de la controverse originelle. Il est vrai que dépasser ce thème eût probablement produit un énorme pavé ... ;o)
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