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Critique de VincentGloeckler


« Un jour d'été, les femmes se sont levées et elles sont parties.
Aussi simplement que cela.
Par le seul mouvement qu'elles ont impulsé à leur corps soudain, pour le lever, le mettre en marche. Ce mouvement qu'elles avaient en elles. Qui était là dans le creux de leur chair, de leur esprit, leur volonté. Mais qu'elles ne savaient pas vraiment, dont elles n'étaient pas certaines, qu'elles soupçonnaient peut-être, à quoi elles songeaient parfois, mais sans jamais pouvoir l'affirmer, se dire qu'un jour elles le feraient, que ça deviendrait réalité » (Un jour d'été que rien ne distinguait, pp.140-141).
Il est des textes autour desquels la pensée tourne, longtemps encore après leur lecture, comme sidérée, observant sa propre, habituellement si bavarde, vanité, impuissante, là, à ajouter son grain de sel. Des textes qui, peut-être, sauf à juste dire à ses amis « Lis ça ! », auraient besoin de silence, de l'effacement du commentaire. Pour ne pas risquer d'en mutiler le sens. Pour ne pas en abîmer l'empreinte, forte, sur soi-même. le dernier livre de Stéphanie Chaillou, à l'instar du précédent, « le Bruit du monde » (paru chez Notabilia, en 2018) appartient à ces écrits, rares, dont on perçoit aussi très vite à quel point l'encre qui les a tissés est imprégnée du sang de l'auteur.e, Des personnages comme des doubles, des porte-parole peut-être, mais dont l'itinéraire de vie, fait de mots, de liberté littéraire, acquiert une valeur exemplaire. La narratrice du « Jour… », Louise, ressemble beaucoup par son origine sociale et, en partie, son évolution, à Marylène, l'héroïne du « Bruit du monde », née dans une famille de paysans pauvres. Mais au combat de Marylène pour s'arracher à sa condition, et réussir, par les études et l'éloignement, à s'inventer un autre destin que celui que sa « place » sociale semblait lui imposer, Louise, elle, ajoute un « refus » plus radical, celui d'être « fille », le cela-va-de-soi de ce qui serait réservé ou interdit à son sexe, fonctions, activités et désirs, la fausse « évidence » des distinctions de genres. Cela commence dans la cour d'école, où sa maîtresse lui signale que le foot, en dépit du plaisir qu'elle éprouve à pratiquer ce sport, c'est pas fait pour les filles. Cela continuera dans sa famille, au collège, au lycée, où elle n'arrive pas à comprendre comment son amie Myriam peut se résoudre à un rôle de fille-objet, proie du désir des garçons, et y trouver plaisir. Ainsi, dit-elle, page 86, « depuis longtemps déjà, je ne vivais pas que j'étais « une fille »… Je n'adhérais pas à l'imaginaire que recouvrait ce vocabulaire. Cette fable qui voulait donner des ordres à ma culotte, me mettre une barrette dans les cheveux, repasser les plis de ma jupe, repasser mon cerveau aussi, tempérer mon ambition, mes amusements. » Dans ce refus instinctif de l'assignation à une prétendue « identité féminine », cette volonté de ne pas respecter « l'ordre des hommes », l'accompagne dès l'enfance, créée par son imagination, la vision d'une fille au bord de la Garonne, penchant son regard sur le cours du fleuve, comme si elle y cherchait une image d'une vie détachée des contingences. Cette « fille », compagne de ses rêves, elle la perdra à l'adolescence et au début de l'âge adulte, l'appellera comme « témoin » de son mal-être et de sa colère, la retrouvera, finalement, après avoir vécu, dit-elle, comme « voilée », au bord de la mer, le regard dirigé vers un horizon élargi, l'infini d'une liberté à conquérir. Une fille porteuse d'un savoir occulté par les conventions sociales, qui revient dans sa vie après une rencontre décevante avec son ancienne amie Myriam, désormais mariée et mère, soumise à une existence non choisie. La pauvreté de leur échange joue comme une révélation, un appel au surgissement de cette puissance jugulée, comme si, dit-elle, page 122, « il ne se passait pas autre chose que ce que nous mangions, buvions, baisions, travaillions, habitions. Qu'il n'y avait pas une présence en nous, irréductible, une force vive qui ne se laissait pas définir, ni circonscrire, une instance sauvage dont le visage échappait perpétuellement – animation souterraine, théâtre peuplé de femmes mortes, de fleuves, de filles au cheveux blonds et de bêtes assoifées »… On ne peut, derrière ces images, s'empêcher de se rappeler l'imaginaire de quelques grandes héroïnes durassiennes, à la recherche déjà d'un arrachement au destin imposé, l'Anne-Marie Stretter d' « India Song » ou du « Vice-consul », hantée par le chant plaintif et les souvenirs de la vision d'une «fille », la mendiante du Mékong, ou l'héroïne de « Détruire, dit-elle », attirée par la forêt proche, l'observant comme une métaphore obscure de ses désirs de liberté. L'écriture de Stéphanie Chaillou, dans sa scansion si singulière, s'éloigne, bien sûr, du style de la grande Marguerite. Mais on y trouve souvent, dans ses mots et ses silences, entre les lignes ou dans un rythme parfois proche des battements du coeur, une puissance comparable, au service de l'émotion… et de l'intelligence.
Un mot encore, puisque certaines lectrices, dont on a lu les commentaires, ont pu faire part de leur perplexité, de leur manque de sympathie pour Louise. Un personnage qui dérange inhibe l'identification, Louise peut donc ne pas être sympathique à tout le monde, frustrant ce désir d'empathie. Mais c'est aussi parce que ce roman, son histoire, est vraiment dérangeant - et d'ailleurs prémonitoire d'un mouvement plus général de « refus » des femmes - qu'il appartient pour nous au meilleur de la littérature. Et si, pour rester « sympathiques » à tout le monde, certaines femmes, comme cette Louise de fiction ou les très de chair et d'os Adèle Haenel et Virginie Despentes - au récent « C'est terminé. Désormais on se lève et on se casse ! », comme un écho aux phrases du roman de Stéphanie Chaillou citées en exergue – se résignaient à rester assises (ou couchées…), assignées à un rôle dévolu par les hommes, le monde resterait ce vieil univers patriarcal, où règnent encore tant d'inégalités entre les sexes. On les aime, nous, cette Louise, et « ce jour d'été que rien ne distinguait » comme un prélude aux lendemains qui chantent, pour toutes les femmes !
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