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Critique de Cannetille


Lui que la violence et la folie paternelles ont marqué à jamais, lui inoculant une « rage » restée inextinguible bien après sa fuite loin du monstre, à dix-sept ans, ne pouvait qu'être touché au plus profond par la terrible condition et par la révolte des enfants du bagne de Belle-Ile en 1934. C'est avec les tripes que Sorj Chalandon leur rend hommage, prolongeant la vérité historique par l'imagination : et si, comme lui, l'un d'eux avait vraiment réussi à échapper à ses tourmenteurs ? Trouve-t-on jamais la paix lorsque l'injustice et la cruauté ont fait de vous un « enragé » ?


Dans les années vingt, à treize ans, Jules Bonneau – déjà suspect pour son homophonie avec le célèbre anarchiste – est envoyé à la colonie pénitentiaire de Haute-Boulogne, à Belle-Ile. La prison politique ouverte trois-quarts de siècle plus tôt a en effet été convertie en maison de redressement, hypocritement baptisée « institution d'éducation surveillée ». Depuis 1880 y sont relégués des mineurs à partir de huit ans, des gamins considérés irrécupérables, qu'au lieu de protéger et d'insérer, l'on exclut et punit dans ce qui n'est autre qu'un bagne pour enfants : un lieu d'enfermement où les détenus, exposés aux pires châtiments, triment durement et vivent dans des conditions dégradantes. Qu'ont-ils donc fait pour atterrir dans cette galère ? Certains ont commis des vols ou des délits mineurs – Jules a volé trois oeufs et a fait preuve d'insubordination dans le cadre d'une grave injustice –, d'autres ont fui des parents violents ou incestueux – le vagabondage est alors sanctionné par la loi –, les derniers enfin n'ont d'autre tort que leur état d'orphelin ou d'enfant abandonné.


Se glissant dans la peau de Jules devenu fauve à force d'injustices et de mauvais traitements, l'auteur raconte fidèlement l'infâme quotidien au sein de la colonie, jusqu'à ce que l'incident de trop, lui aussi véridique, provoque la mutinerie. le soir du 27 août 1934, l'un des garçons contrevient au règlement en mangeant son fromage avant d'avoir fini sa soupe. Craignant pour sa vie, ses codétenus tentent de s'opposer à son passage à tabac. Dans le pugilat général, cinquante-six jeunes bagnards réussissent à faire le mur. Dénoncée par les vers de Jacques Prévert qui, alors en vacances sur l'île, s'en retrouve le témoin consterné, une « chasse à l'enfant » s'organise, gens du cru et touristes s'en donnant à coeur joie pour toucher une prime de vingt francs par fugitif capturé. Au matin, les évadés sont à nouveau sous les verrous, à la merci d'une sauvage répression. Tous, sauf Jules, que l'auteur a imaginé pour contredire l'Histoire et lui donner sa chance. Mais comment échapper à son destin quand l'au-delà des murs est encore une prison : une île, infailliblement gardée par la mer ?


Comme Jean Valjean sauvé par Monseigneur Myriel, Jules l'enragé va rencontrer pour la première fois la bonté et apprendre à faire confiance. « Sans la confiance, tu es seul au monde. » La fresque historique s'élargit pour épouser le monde de l'entre-deux-guerres, alors que sur fond de fascismes montants, la collaboration de la population aux exactions commises sur des enfants par une administration sans âme ni conscience semble entrer en résonance avec les bien funestes perspectives que l'on sait. Déjà des forces de résistance, ici toutes bretonnes, se font jour, incarnées par l'improbable mais très symbolique duo d'un patron de pêche communiste et d'une infirmière « faiseuse d'anges ». Et tandis que Jules, même si à jamais marqué par la haine et la violence, trouvera peut-être la rédemption en troquant son esprit de vengeance contre celui de la rébellion, c'est l'ombre de l'enfant que fut l'auteur, né sans amour et maltraité, que l'on perçoit derrière ses mots âpres et engagés.


Fresque historique et roman social, ce dernier livre de Sorj Chalandon est un cri de douleur et de colère, où à la rage de Jules La Teigne, l'enfant bagnard, fait écho celle de l'auteur, éternel enfant battu désormais en guerre, de toute la force de sa plume de journaliste et de romancier, contre les injustices et les violences du monde. Coup de coeur.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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