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Critique de Bologne


« Aucune histoire n'est tout à fait vraie, aucune tout à fait inventée. » Chaque auteur écrit « une autre histoire », voilà tout. Les nouvelles de Georges-Olivier Châteaureynaud ont une tonalité immédiatement repérable. D'abord par un appel amusé et tendre à tous les sens, toutes les sensations, qui ne se résument pas à quelques notes standardisées, mais qui épinglent en passant un détail pittoresque : l'odeur de pierre à fusil d'un sentier caillouteux, la couleur de la pluie dans des allées commerçantes, où les enseignes la font tomber rouge, verte, jaune ou bleue... Les mots s'incarnent et se mâchent — il faut savoir prononcer « roi » comme si on mordait la gorge d'un oiseau et ajouter « soleil » comme si l'on recrachait la bouchée. Les sentiments se concrétisent — lorsqu'on s'éveille le matin, il faut faire attention à ne pas buter sur son malheur de la veille, que l'on retrouve intact comme un tas de suie au milieu de la chambre. C'est un monde palpable, à la fois poétique et concret, où l'on n'est pas toujours à l'aise, mais, au fond, on s'y est habitué.
Alors, on a tendance à s'y enfermer. L'auteur affectionne les lieux clos, une chambre, une île déserte, un restaurant d'habitués, un musée... le temps semble s'y arrêter dans la routine d'une occupation éternellement répétée : manger, nager, inviter des personnalités, écrire des poèmes, autant de façon de tromper la vie ou de conjurer la mort. Les narrateurs eux-mêmes finissent par se figer, au sens propre : l'un s'enterre, l'autre se momifie, celui-ci devient une statue de bronze, celui-là se contente de sombrer dans un sommeil de brute. Souvent, c'est le passé qui les paralyse, un acte irresponsable (pêcher une sirène, acheter une momie), des proches envahissants (une tante possessive, un groupe de lecteurs fidèles). Mais les personnages de ces nouvelles ont besoin de ce poids sur leur vie pour les retenir d'un dangereux envol. Ils ont besoin de convier des invités futiles, de publier des livres sans intérêt, de se faire gruger par les habitués d'un restaurant : besoin de se sentir utiles, sans doute, mais aussi de poursuivre ensemble leur chemin coutumier. S'ils voyagent, s'ils s'enfuient, s'ils s'encanaillent, c'est toujours avec la certitude d'un port d'attache. Et pourtant, ils rêvent de grands départs, de changements irréversibles, de destins extraordinaires. Certains y réussissent, ou du moins le croient. D'autres attendent l'apocalypse qu'on nous prédit imminente en rapetassant leurs routines. En fait, ils redoutent la solitude qui les laisserait face à leur vacuité. Un homme qui souffre d'étourdissements se voit annoncer par son médecin qu'il est mort : il poursuit sa vie comme si de rien n'était.
C'est que chacun a sa blessure secrète, que seul aperçoit un oeil exercé, et c'est cela qui les rend sympathiques, jusque dans leur cruauté. C'est cela que pourrait symboliser, dans la première nouvelle, cette mort dont on ne se rend pas compte et que seul détecte l'oeil du médecin : le romancier ne repère-t-il pas en chacun de nous une forme de mort que nous ignorons ? Et dans la vie courante, combien de personnages ne rencontrons-nous pas inconscients de leurs fêlures intimes ? Dans un groupe de vedettes et de personnalités, un écrivain égaré ne voit que « des individualités hyperspécialisées dans leur discipline d'élection, par là même déséquilibrées, voire infirmes, pitoyables admirables ». Qui ne se sentirait concerné ?
Vous aurez remarqué que je ne parle pas de fantastique. Pourtant, il y a des morts qui continuent à vivre, des momies qui parlent et des musées de l'avenir. Même s'ils sont moteurs du récit, s'ils bouleversent d'un coup la vie des personnages, ces éléments ne sont que des détails, tant la réalité quotidienne est prégnante dans ces récits. du merveilleux ? Sans doute, il y a des mythes ironiquement revisités, une sirène aux jambes musclées, des momies « neuves », une madame Charon reconvertie en croque-mort... Mais ils sont si profondément humains. du réalisme magique ? Certes, dans un quotidien d'une banalité déprimante, un élément tout à coup détonne. Mais au lieu de nous entraîner dans un monde irréel, il est aussitôt assimilé comme une évidence. La mort même ne parvient pas à faire changer les habitudes.
Et puis non, il y a voyage. Au moins pour le lecteur, dans un monde d'une telle cohérence qu'il pourrait s'en sentir exclu, mais dans lequel il se laisse transporter par un humour féroce ou une connivence efficace. La satire du poète publiant sur des papiers coûteux pour un petit peloton d'intimes est désopilante, la petite momie dédaignant son sarcophage pour nidifier dans un étui de contrebasse est touchante. de discrètes allusions littéraires nous font sourire, lorsque l'on croise, dans la boutique d'un brocanteur, des canoës de Peaux-Rouges criards à côté des pointes de flèches de Zénon. Il faut un talent fou pour construire un monde si personnel dans lequel nous nous sentons chez nous. C'est que, comme le milliardaire sur son île ou le client du restaurant accueillant, Georges-Olivier Châteaureynaud cultive l'art précieux de nous y inviter.

NB : ce recueil n'est pas totalement identique à celui publié en 1997 sous le même titre chez Actes Sud : certaines nouvelles ont été supprimées, d'autres ajoutées, et toutes réécrites...

Lien : http://jean-claude-bologne.c..
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