Citations sur Un Peintre Romantique, Théodore Chassériau (9)
Entre Géricault et Chassériau il y a comme une fraternité qui saisit l'esprit. Également nés peintres, de goûts pareils, adorant les chevaux, les exercices violents, la vie ardente, tombés tous les deux, au même âge, dans la même gloire jeune et pure; mais tandis que l'un avait donné sa mesure du premier coup avec une force de Titan, l'autre n'a dégagé sa personnalité que lentement et n'a triomphé qu'à la veille de mourir.
Treize ans plus tard, le jour des funérailles de Chassériau, Delacroix, ayant avisé la toile suspendue dans l'atelier du mort, demeura longtemps pensif devant elle et dit en se tournant vers un des assistants :
La mort de ce pauvre Chassériau est un malheur pour l'art et particulièrement pour notre école. Il avait été gâté au début par des succès trop faciles et son talent était resté assez longtemps stationnaire; mais vers le milieu de sa vie, il était entré dans une voie où chacune de ses œuvres marquait un progrès. J'ai la conviction qu'il meurt sans avoir laissé une œuvre à sa mesure.
Rien n'est passionnant comme de suivre l'art dans sa marche saccadée à travers les siècles, d'assister à ses jaillissements subits, à ses transformations lentes, d'épier ses sommeils profonds, ses réveils éblouissants. Histoire charmante et pure que celle du rêve de l'âme humaine captive, éperdue, ivre de liberté et de poésie, histoire divine qui inspire l'envie, une envie indécise et délicieuse de se mettre à genoux et de pleurer de bonheur.
Au moment où Chassériau entrait ainsi victorieusement dans l'art par une récompense officielle accordée à ses tendances classiques, l'École néo- grecque était sur le point de s'effondrer. L'issue de la bataille ne pouvait plus être douteuse. Géricault avait porté un coup furieux dans le groupe compact des artistes gelés que conduisait David à la con- quête du siècle naissant. Gros venait de mourir ayant inconsciemment trahi son maître et travaillé au succès de la révolution. Delacroix était refusé à l'Académie des Beaux-Arts, mais il régnait. A son œuvre déjà énorme et éclatante il ajoutait l'Entrée des Croisés.
Dessiner était pour Chassériau un délassement, un jeu auquel il se plaisait dans l'intervalle de ses grands travaux. Dans les salons qu'il fréquentait, il a fait pour ainsi dire à la volée, en prodigue, d'innombrables portraits à lamine de plomb. On composerait, en rassemblant toutes ces pages dispersées, une galerie des femmes et des hommes qui occupaient une place dans le monde parisien, étoiles par la beauté, l'esprit, le talent, le génie.
Malgré l'encouragement officiel donné à ses premiers tableaux, Chassériau n'exposa pendant les trois années qui suivirent qu' une seule toile, Ruther et Booz, dans le même style, et dont la critique ne s'occupa pas.
Il exposa pour la première fois, au Salon de 1836, — le R. pour de l'Enfant prodigue, Caïn maudit, compositions de figures demi-nature et un portrait d'Emmanuel Arago, peintures traitées dans la manière absolue de l'École ingriste. Le Caïn maudit lui valut une médaille de troisième classe. Il n'avait pas encore seize ans.
Notre étude a été faite avec les souvenirs des amis encore vivants du peintre, les articles publiés sur lui par les écrivains de son temps, les archives de sa famille qui nous ont été largement ouvertes, et aussi, trop souvent sans doute, avec nos impressions personnelles. Le beau grise comme le vin généreux.
Chassériau exprima la beauté et il n'exprima jamais qu'elle. Certes les horizons de l'art sont infinis comme ceux du ciel. Le peintre a le droit de choisir son sujet et de nous présenter des scènes violentes et vulgaires, des objets répugnants aussi bien que de grands et d'aimables spectacles