Entre Géricault et Chassériau il y a comme une fraternité qui saisit l'esprit. Également nés peintres, de goûts pareils, adorant les chevaux, les exercices violents, la vie ardente, tombés tous les deux, au même âge, dans la même gloire jeune et pure; mais tandis que l'un avait donné sa mesure du premier coup avec une force de Titan, l'autre n'a dégagé sa personnalité que lentement et n'a triomphé qu'à la veille de mourir.
Au moment où Chassériau entrait ainsi victorieusement dans l'art par une récompense officielle accordée à ses tendances classiques, l'École néo- grecque était sur le point de s'effondrer. L'issue de la bataille ne pouvait plus être douteuse. Géricault avait porté un coup furieux dans le groupe compact des artistes gelés que conduisait David à la con- quête du siècle naissant. Gros venait de mourir ayant inconsciemment trahi son maître et travaillé au succès de la révolution. Delacroix était refusé à l'Académie des Beaux-Arts, mais il régnait. A son œuvre déjà énorme et éclatante il ajoutait l'Entrée des Croisés.
Treize ans plus tard, le jour des funérailles de Chassériau, Delacroix, ayant avisé la toile suspendue dans l'atelier du mort, demeura longtemps pensif devant elle et dit en se tournant vers un des assistants :
La mort de ce pauvre Chassériau est un malheur pour l'art et particulièrement pour notre école. Il avait été gâté au début par des succès trop faciles et son talent était resté assez longtemps stationnaire; mais vers le milieu de sa vie, il était entré dans une voie où chacune de ses œuvres marquait un progrès. J'ai la conviction qu'il meurt sans avoir laissé une œuvre à sa mesure.
Dessiner était pour Chassériau un délassement, un jeu auquel il se plaisait dans l'intervalle de ses grands travaux. Dans les salons qu'il fréquentait, il a fait pour ainsi dire à la volée, en prodigue, d'innombrables portraits à lamine de plomb. On composerait, en rassemblant toutes ces pages dispersées, une galerie des femmes et des hommes qui occupaient une place dans le monde parisien, étoiles par la beauté, l'esprit, le talent, le génie.
Rien n'est passionnant comme de suivre l'art dans sa marche saccadée à travers les siècles, d'assister à ses jaillissements subits, à ses transformations lentes, d'épier ses sommeils profonds, ses réveils éblouissants. Histoire charmante et pure que celle du rêve de l'âme humaine captive, éperdue, ivre de liberté et de poésie, histoire divine qui inspire l'envie, une envie indécise et délicieuse de se mettre à genoux et de pleurer de bonheur.