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Critique de Presence


Il s'agit d'une histoire complète et indépendante initialement sérialisée dans les numéros 1 (août 1989) à 10 (février 1993) du magazine "Eightball". Cette histoire est en noir & blanc avec des niveaux de gris, scénarisée et illustrée par Daniel Clowes.

Clay Loudermilk se rend dans un cinéma porno de quartier et assiste à la projection d'un film nommé "Like a velvet glove cast in iron" dans lequel il semble reconnaître l'une des actrices. le film mélange des scènes de copulation avec des comportements déviants. Les quelques spectateurs ont également des comportements dérangeants. À la fin de la projection, un autre spectateur lui conseille de se rendre dans les toilettes et qu'il ne le regrettera pas. Il le fait et apprend où se situent les locaux de la maison de production de ce film. Il décide d'effectuer le voyage jusqu'à ladite ville pour en apprendre plus sur cette actrice. Il lui faut d'abord réussir à emprunter une voiture à un pote. Sur la route, il va rencontrer des individus très étranges. Ça commence par une pochtronne qui l'embrasse à pleine bouche, une paire de policiers qui le passent à tabac et qui lui font une cicatrice en forme de logo de Mister Jones sous le pied droit. Au fur et à mesure de son errance, il rencontre des individus de plus en plus particuliers soit physiquement, soit psychologiquement. Parmi les plus décalés il y a cette jeune femme en forme de pomme de terre anthropomorphe sans bras ni jambe, ce chien sans orifice, cette jeune fille qui dessine en fumant la pipe, ce monsieur aux implants capillaires inachevés, cet homme persuadé d'être sur le point de comprendre une conspiration à l'échelle planétaire, etc.

Dès le deuxième page, le lecteur a plongé dans une vision du monde à nulle autre pareille, irrémédiablement décalée par rapport à ce qu'un individu de base considère être la réalité, et horriblement familière. Clay Loudermilk se rend dans un cinéma porno, il assume un comportement réprouvé par la société (mais permis puisque ces établissements existent, enfin existaient). le film qu'il visionne comprend une composante sexuelle mais plus dérangeante qu'excitante, parce que teintée par des images de soumissions et de régression infantile, avec des individus à la morphologie normale et un peu âgés (des quadras). le comportement des spectateurs est terrifiant, non pas parce qu'ils sont menaçants, mais parce qu'ils sont révélateurs de leur misère sexuelle, de leur écart par rapport à la norme sociale, de leur insécurité.

En 3 pages, Daniel Clowes a plongé le lecteur dans un récit surréaliste qui joue sur les phobies et les angoisses de l'être humain, au travers d'une intrigue linéaire et divertissant. La narration permet au lecteur de se laisser porter de rencontres improbables en situations impossibles, grâce au fil conducteur simple qui est pour Clay de retrouver cette actrice. Au fur et à mesure des rencontres et des avanies supportées par Clay, Daniel Clowes matérialise des interrogations philosophiques et existentielles, au travers du comportement de ces individus bizarres.

Parmi les questionnements, il y a bien sûr la perception de la sexualité, ou en tout cas de la relation sexuelle. Clay et ses partnaires d'un jour ou plus ont une attitude complètement déculpabilisé par rapport à ces rapports, tout en conservant une forte implication et un fort investissement émotionnel dans l'acte lui-même. C'est à la fois une activité totalement normale, acceptée et évidente, et à la fois une source de frustration. À chaque fois il y a satisfaction du besoin physique, et insatisfaction du besoin psychologique. Ce constat est rendu d'autant plus implacable par les illustrations qui ne cherchent jamais à rendre les choses jolies, mais pas non plus repoussantes.

Si la composante sexuelle est prégnante tout au long du récit, elle n'est pas la seule, ni même la plus importante. Tout au long du récit, Clay est à la recherche d'une forme de compréhension, de mode de déchiffrage des événements qu'il subit, du comportement des individus avec lesquels il interagit. À travers cette collection de situations absurdes et impossibles, Daniel Clowes confronte son personnage à l'arbitraire de la réalité, à l'obligation d'une interprétation des phénomènes, à l'impossibilité de la compréhension (ou de la révélation au sens religieux du terme) par l'être humain limité par ses sens et son imperfection ontologique. Pour cette thématique, Clowes a choisi le dispositif classique du complot global et l'a perverti à son objectif narratif par le biais d'un gugusse inquiétant et obsédé par sa quête de vérité. Convaincu par sa certitude, il en devient fermé à toute autre possibilité d'interprétation, de signification, il s'enferme lui-même dans son erreur. Clowes utilise une solution graphique aussi simple qu'efficace pour mettre en image ce thème : une icône sur la base d'un smiley qui crée un leitmotiv visuel aussi absurde qu'inquiétant.

Bien évidemment l'autre thème majeur est celui de l'altérité et l'incommunicabilité, couplé à l'universalité de certaines émotions. L'apparence grotesque des individus, leurs difformités anatomiquement impossibles sont autant de visualisation de la différence avec l'autre et de notre perception égocentrique de ce qui nous entoure. Par le biais de ces visuels surréalistes, Clowes matérialise la différence avec l'autre, la part de l'autre qui reste ineffable, inconnue, insondable, irréconciliable avec notre individualité, nos propres limites.

L'aspect graphique est très facile à lire et réserve beaucoup de moments inattendus. Daniel Clowes déstabilise son lecteur par des images surréalistes, sans jouer la fibre du misérabilisme ou de l'horreur. Il dessine chaque difformité tératologique (physiologiquement possible ou on) comme si elle allait de soi. Clay et les autres personnages ne remettent jamais en cause ce qu'ils ont sous les yeux. Chaque individu présente une morphologie et un visage qui lui sont propres.

Cet ouvrage est l'un des premiers créés par Daniel Clowes et il révèle un auteur déjà accompli qui utilise le surréalisme pour développer un point de vue construit et étayé sur le sens de la vie et la condition humaine. Il évite de recourir à des outils psychanalytiques (même si quelques images y font penser), pour rester dans un récit linéaire où chaque monstruosité n'est que l'apparence d'une différence étrangère au personnage principal, et pourtant acceptable.
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