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Critique de 4bis


Comme des milliers de lecteurs sans doute, j'ai attribué à Jonathan Coe un rôle délicat : m'expliquer ce qui se passe dans son pays, rendre intelligible ce que mes yeux d'européenne et d'anglophile convaincue ne peuvent concevoir. La fracture entre le Royaume Uni et le reste du continent, les failles internes à cette nation.
Ca fait en effet quelques années que l'Angleterre idéale qui trône dans ma petite caboche est constamment repeinte et que je modifie son portrait à mesure que je réalise combien (oui, j'étais bien aveugle et ignorante) l'unité nationale du Royaume Uni recouvre un ensemble disparate d'intérêts, d'identités territoriales et d'histoires sanglantes.
Elle a pris quelques gnons et quelques rides, mon Angleterre fantasmée depuis que, grâce aux romans de Coe notamment, je réalise que la colonisation anglaise, avant de conquérir un empire par-delà les mers avaient eu de beaux jours sur les territoires jouxtant immédiatement l'Angleterre. Quoi qu'en veuillent les monarques et gouvernements successifs anglais, les populations d'Irlande, d'Ecosse, ou du pays de Galles n'ont pas senti unanimement cette union comme légitime ou indéfectible. Toujours grâce à Coe, je réalise que la fermeté parfois martiale avec laquelle la fable d'un récit national avait pu être tenue ne sait plus contenir aujourd'hui toutes les aspirations à faire sécession, à quelque échelle que ce soit.
C'est de cela que parle le Royaume désuni. Accrochant la narration sur sept événements de portée historique (8 mai 1945, sacre d'Elisabeth II, coupe du monde de football en 1966, etc.), Jonathan Coe déploie une galerie de personnages reliés par des liens familiaux. Ainsi, à travers ces moments de célébration qui promettent d'être fédérateurs, on prend la température du pays, on mesure les limites fluctuantes de sa solidité. Les trajectoires des protagonistes s'éclairent des enjeux du moment tout en même temps qu'elles sont brossées sur un fond en évolution constante.
Bournville, petite ville ouvrière blanche grâce au paternalisme de l'entreprise Cadbury en 1945, se métisse peu à peu et perd son statut d'enclave prospère. Pendant ce temps, Mary et Geoffrey mais aussi l'un de leur fils se sont exilés plus loin à la campagne, dans ce nouvel eldorado pour classes moyennes ayant réussi. A contrario, Martin, un autre des trois enfants de Mary, que l'adverbe « modérément » décrit le mieux, s'installe dans cet endroit désormais déclassé avec sa femme. Que cette dernière soit noire et devienne députée européenne vient décrire un autre devenir anglais possible, une autre trajectoire qui amènera les trois frères (le dernier est un grand musicien assumant tardivement son homosexualité) à ne plus exactement se comprendre.
Ces dissensions, on pourrait aussi en voir l'origine dans l'opposition des caractères de leurs parents, Geoffrey si conservateur et Mary moins réfléchie mais plus ouverte. Mais on pourrait remonter aussi à la génération précédente, trouver d'autres personnalités, d'autres actes justifiant les ruptures à venir et ainsi de suite. La vanité de cette entreprise montre que l'explication n'est pas à chercher du côté d'un fait coupable mais plutôt d'un ensemble de non-dits ou d'implicites longuement ressentis comme aussi injustes qu'indépassables. Que ces tabous aient été levés par la politique décomplexée de quelques arrivistes sans scrupule semble être la thèse que défend l'auteur. L'opportunisme dévastateur et sans vergogne d'un certain Boris est ainsi parfaitement mis en évidence.
Mais ce qui apparait également dans le roman, c'est la manière profondément intime dont la fracture vient diviser les familles, la façon dont une certaine politique est à la fois la conséquence d'émotions populaires mal digérées et la cause de dissensions domestiques. Dans un invraisemblable cercle vicieux, l'amertume privée alimente le ressentiment public et aucune vertu collective telles le courage, la solidarité, le respect de l'autre, l'optimisme ne semblent avoir de prise. L'époque est au repli individualiste tant dans les tempéraments que dans les politiques publiques. Jusqu'aux mesures de confinement qui viennent enfoncer le dernier clou sur le cercueil d'un vivre ensemble.
Alors il n'est pas très gai ce dernier Jonathan Coe et il comporte les quelques longueurs démonstratives qu'imposent ses choix formels. Mais il pose une explication subtile et jamais caricaturale sur ce dont on a encore peine à croire. Il rend palpable et incarné ce que les statistiques, les rapports et les indicateurs disent par ailleurs : le Royaume Uni va mal, son unité ne tient pas plus sur le plan territorial que sur le plan politique, les divisions sont partout et si elles sont instrumentalisées par de cyniques appétits, leur légitimité ne fait aucun doute. Reste à inventer un autre devenir. Reste à peindre un avenir fédérateur et riant. Alors monsieur Coe, s'il vous plait, faites de votre prochain roman un récit d'anticipation, mettez-vous à la science-fiction, on en a bien besoin !
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