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Critique de Creisifiction


"Chacun sait bien la douleur et le délice d'être soi"
Caetano Veloso

On ne se demande pas longtemps si Elizabeth Costello serait un double littéraire féminin de J. M. Coetzee. La question est d'entrée de jeu réglée par l'auteur, qui nous livre par la même occasion l'une des clés de lecture possibles à son roman, grâce à cet incipit parmi les plus honnêtes qui soient:
«Il y tout d'abord le problème de l'ouverture, c'est-à-dire comment nous faire passer d'où nous sommes, c'est-à-dire en ce moment nulle part, jusqu'à l'autre rive.»
Excellente question: comment fait-on au juste pour franchir cette zone d'opacité limbique du moi vers le non-moi ? Que se passe-t-il lorsqu'on décide de transformer le flux flottant de nos ruminations subjectives en une promesse de sens à partager avec nos (dis)semblables, lorsque par exemple on lance un discours, entame un roman, une déclaration d'amour ou, comme je le fais en ce moment, une critique à Babelio…? Comment avoir la conviction d'être sur la bonne voie? Et puis, est-ce vraiment possible d'aller sur «cette autre rive»? Rejoindre, changer de place, atteindre véritablement l'autre côté… ?
Nous n'avons cependant pas trop le choix, nous prévient Coetzee (mis à part, peut-être, un retrait complet du monde, pas toujours évident non plus à négocier…). Nous sommes sans cesse obligés de «bricoler des ponts», et de nous lancer quelle que soit la manière dont on s'y prendra : «Les gens résolvent ce genre de problèmes tous les jours et, les ayant résolus, ils passent à autre chose.»
Le ton est bel et bien donné : pas contemplatif pour un sou, activement pessimiste, sans falbalas.
Aussi, Coetzee jette-t-il son pont à bascule sans soupirs ni hésitations, annonçant à qui veut bien l'entendre de quel côté l'écrivain passe : celui d'Elizabeth Costello, écrivaine australienne dont la renommée semblerait liée essentiellement au grand succès connu par l'un de ses romans, publié trente ans auparavant, « La Maison de la rue Eccles », dans lequel Costello s'était glissée - tiens, elle aussi ! - dans la peau de Marion Bloom, femme de Léopold Bloom, personnage à son tour d'un autre roman, Ulysse, dans lequel Joyce également…Bref! Passons, essayons de ne pas perdre le nord, au moins pas aussi tôt et en plein milieu du gué!

Suivons plutôt pas à pas les déplacements de l'écrivaine, invitée à participer à des séminaires et colloques littéraires, ou pour se voir remettre des prix, aux Etats-Unis et en Europe, ou encore en Afrique, conviée cette fois par sa soeur, religieuse missionnaire et médecin engagée dans la lutte contre le sida, à l'occasion de la cérémonie officielle où cette dernière se verra conférer un doctorat honoris causa, et Elizabeth Costello, pour une fois, une simple place parmi le public.

Mme Costello sent venir le poids de l'âge, et commencerait visiblement à accuser le coup. C'est aussi le sentiment qu'elle donne à son fils quand celui-ci l'accueille à l'aéroport, lors d'une remise de prix aux Etats-Unis, où il réside depuis quelques années. «Il se la figure comme un phoque, un vieux phoque fatigué. Elle doit une fois de plus se hisser sur le podium, une fois de plus montrer qu'elle peut maintenir le ballon sur le bout de son nez». On la découvrira néanmoins de moins en moins disposée à faire des concessions afin de répondre aux attentes ou plaire à son auditoire; de moins en moins personnellement concernée par ces cérémonies, discours officiels et dîners organisés en son honneur ; de plus en plus agacée par ces mises-en-scène superficielles durant lesquelles elle s'épuise à jouer un rôle qu'elle ne veut plus incarner, par ces myriades de «poissons rouges» lui tournant autour afin de ramasser d'éventuelles miettes de sa prétendue célébrité, par ces interviews éprouvantes, enfin, où l'on demande son avis sur tout et n'importe quoi, alors même qu'elle ne sait plus très bien à quoi elle croit, ou si les idées qu'elle avait toujours défendues au cours de sa vie et carrière littéraire n'étaient au fond qu'un reflet flou de ses marottes et obsessions personnelles…

(«Un des aspects les plus étranges de la renommée littéraire, c'est que vous prouvez votre compétence comme écrivain et comme inventeur d'histoires, et les gens vous demandent à grands cris de faire des discours et de leur dire ce que vous pensez du monde», avait à son tour déclaré Coetzee excédé, lors d'un de ces rares entretiens qu'il accorde à la presse.)

Qu'arriverait-il alors à Elizabeth Costello, se demande son entourage familial, ainsi que les organisateurs des évènements, son public et admirateurs, tous quelque peu gênés, parfois franchement choqués par la teneur désinvolte de certains de ses propos? Ainsi par exemple, invitée en Pennsylvanie aux fins de recevoir un prix pour l'ensemble de son oeuvre, le discours de remerciements qu'elle adressera au public, centré sur le thème du «réalisme en littérature», sera longuement illustré par cette histoire de Kafka dans laquelle un singe fait un discours devant une société savante… Tenant compte du fait, note la conférencière, que Kafka avait écrit son histoire sous la forme d'un monologue, et qu'on ne pouvait donc pas la soumettre à l'inspection d'un regard extérieur, qui est-il, ce singe, et à qui s'adresserait-il? Un vrai animal, ou bien un humain qui se croit un singe, ou encore tout simplement qui se présente comme un singe ? S'adressant à un public d'humains ou bien à des singes en tenue de soirée ayant appris à rester sagement « enchaînés à leurs sièges », «entraînés à ne pas jacasser»? Applaudissements mitigés.
Ou encore trois ans après lorsque, toujours invitée aux Etats-Unis, cette fois-ci à un colloque annuel sur la littérature dans le Massachussetts, choisissant de s'exprimer à l'occasion pas du tout sur la littérature, mais à la surprise générale des organisateurs et du public, sur le déni ou l'indifférence manifestés à l'endroit de l'extrême cruauté et violence exercées sur les animaux dans les abattoirs industriels et dans les laboratoires de recherche modernes, les comparant directement à ceux manifestés par le peuple allemand face aux camps d'extermination et au génocide programmé du peuple juif par les nazis, l'écrivaine australienne provoquera une grande consternation, et surtout de très vives réactions et accusations morales (« Si les juifs furent traités comme du bétail, il ne s'ensuit pas que le bétail est traité comme des Juifs. le renversement est une insulte à la mémoire des morts », lui écrira, entre autres, un éminent poète américain présent dans la salle).
Madame Costello serait-elle en train de dérailler?

Construit essentiellement donc autour des discours prononcés et des communications présentées par Elizabeth Costello , le roman donnera l'occasion au prix Nobel 2003 d'interroger le sens et le pouvoir de l'écriture, d'évoquer le débat récurrent autour du rôle de l'écrivain dans la société, ou encore le lien que ce dernier entretiendrait avec ses propres convictions et croyances personnelles. Approchant par des touches resserrées et précises des sujets aussi larges et divers que le réalisme en littérature ou l'avenir du roman, la maltraitance animal ou le problématique du mal, les frontières entre roman et essai seront constamment bousculées par le dispositif littéraire ingénieux mis en place par l'auteur.
Roman et essai, essai sur les limites du roman et habile roman à idées, «Elizabeth Costello » réussit parfaitement à créer un pont entre, d'un côté un manifeste intellectuel où certaines des prises de position et la voix de l'auteur sont clairement audibles et identifiables (sur des sujets tels par exemple l'antispécisme, le refus du naturalisme en littérature ou la démystification du rôle social imputé aux artistes), et de l'autre, l'attachant portrait d'une écrivaine vieillissante qui, ne se voyant plus entre deux âges, mais sur cette autre rive déjà, où la porte de la toute dernière traversée se profile clairement à l'horizon, se sent libre d'apostropher son public et son entourage, de questionner la rationalité moderne, l'impuissance de l'artiste face à la barbarie ou ses propres croyances personnelles, le tout sur ce ton si particulier qui semblerait être l'apanage des vieux jours, subtil mélange entre fidélité au passé et détachement de soi, entre obstination farouche et la fragilité qui semble revêtir toutes choses. Esquissé dans un style souvent âpre, dépourvu de sensiblerie quoique chargé d'émotion, ce personnage prend corps propre, sur "une autre rive" aussi par rapport à celle de son auteur, sans autre point en commun avec lui que ceux établis grâce aux traverses montées par la langue alerte et incisive de Coetzee permettant à l'écrivain de réussir avec une aisance incroyable le grand éc(art) entre écriture de fiction et de non-fiction.
D'une plume économe et particulièrement « travaillée », mais aussi incarnée, «incrustée dans la vie», dirait Elizabeth Costello, Coetzee nous propose un roman d'une intelligence renversante, dans lequel absolument aucune phrase ne paraît fruit du hasard ou superflue, où tout semble avoir été mis en place pour faire éprouver au lecteur la puissance des mots à effleurer la tessiture du vivant, à franchir cette frontière impondérable que la littérature seule nous permet par moments de traverser.



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