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Critique de Woland


Woland
03 septembre 2017
Etoiles Notabénistes : *****

The Great Santini
Traduction : Eric Déchaille

ISBN : 9782277231554

Comme tous ceux qui connurent une enfance malheureuse, Pat Conroy rêvait de l'exorciser dès qu'il le pourrait et de la meilleur manière qui fût. Bien qu'il eût reçu le Don, ce ne fut cependant pas avant d'avoir publié deux ouvrages - deux récits sur ses années d'enseignant dans des régions difficiles du Sud des Etats-Unis - qu'il se risqua à étudier la question. Renonçant d'instinct au récit, il opta pour la fiction romancée. En effet, tous ceux qui ont traversé ce type d'enfance et cherchent à la restituer par écrit le savent, le récit, malgré ses qualités, risque fort de faire frôler le choc anaphylactique au malheureux auteur et de le conduire droit à la Mort, voire, dans le pire des cas, à le pousser vicieusement dans un monde de folie suicidaire qui finit souvent par l'entraîner à l'asile. D'autant que votre Inconscient vous souffle qu'un volume ne suffira pas. Les enfances malheureuses, c'est comme le Démon : leur nom est légion et, avant d'en découdre avec elles, il faut bien prendre ses précautions. Autant qu'on en prendrait avec un abcès démesuré ou avec un cancer : y aller par étapes et avec la plus grande prudence, en n'hésitant pas à s'injecter une foule de contre-poisons si c'est nécessaire.

Pat Conroy a donc imaginé une famille qui aurait pu être la sienne, la famille Meecham. le père, Wilbur "Bull" Meecham, est pilote de chasse chez les Marines, s'est couvert de gloire et de médailles pendant la Seconde guerre mondiale, rêve, en ces années Kennedy, d'en faire baver à Fidel Castro et aux "Russkoffs" mais, comme la guerre ne se déclare toujours pas, doit se contenter de recevoir chaque année une feuille de route qui lui ordonne seulement de changer de base d'exercices. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les premières pages s'ouvrent sur une maisonnée réveillée à trois heures du matin et prête à sauter dans la voiture pour prendre la route afin de passer de la Géorgie en Caroline du Sud. Techniquement, on ne change pas de région : cela reste le Sud mais enfin, un nombre impressionnant de kilomètres sépare les deux bases et mieux vaut rouler la nuit pour être à temps à l'arrivée du camion de déménagement. Pour ne rien dire de l'entrevue obligatoire de Bull avec son nouveau supérieur hiérarchique, qu'il déteste déjà pour des raisons qu'on apprendra plus tard.

La mère, Lilian, les quatre enfants et le chien, Okra, rejoignent donc Bull dans la voiture. La mère est une très jolie femme, née à Atlanta dans une bonne famille et qui est tombée amoureuse, à dix-sept ans, d'un Marine de vingt-trois, lequel était par contre un Yankee pur-sang d'origine irlandaise et catholique par-dessus le marché, le fameux Bull Meecham. le couple a eu dans l'ordre : Ben, l'aîné, dix-sept ans aujourd'hui et souvent "tête de Turc" de son géniteur ; Mary Anne, une enfant très intelligente mais au physique un peu ingrat, mal-aimée par ses parents (elle est même persuadée que sa mère la déteste) et qui protège une très vive sensibilité sous la carapace d'une sensibilité mordante ; Matthews, souvent surnommé "le Nain" en raison de sa taille et enfin Karen, bonne élève et jeune personne qui devrait, si elle tient ses promesses, devenir aussi jolie que sa mère.

Dès cette première scène dans la voiture roulant de nuit, le lecteur comprend que Lilian, bien que parfaite "Belle du Sud", et ses quatre enfants, vivent dans un climat de tension perpétuelle (sauf lorsque le père s'en va en mission). La progression du roman le prouvera amplement même si, pour ce coup d'essai, Conroy a tenté d'adoucir la situation, d'arrondir les angles les plus meurtriers de cet espèce d'iceberg familial et littéraire. Seule chose qu'il ne cache pas - et qu'il répétera toute sa vie comme une cruelle antienne - il a commencé à haïr son père alors qu'il portait encore des couches. Et il se rappelle avoir vu Bull frapper Lilian alors qu'il se trouvait, jeune bébé, sur sa chaise haute, dans la cuisine. Ce qui l'étonne et même le stupéfie, c'est que, en parallèle et à de rares moments, il soit également capable d'aimer la brute qu'il a comme géniteur. Mais c'est ainsi et, dans le cas de ces enfances si spéciales, c'est presque toujours le cas.

Dans une scène qu'il faut rapporter (et dont Conroy reparlera dans "La Mort de Santini"), Ben part à la recherche de son père, face à qui, pour la première fois, il vient d'avoir le dessus alors que Bull frappait sa mère une fois de plus. Tentant de le remettre sur ses pieds, Ben ne sait que lui répéter : "Je t'aime, papa." Et alors que cette phrase devrait apaiser la situation, le jeune homme, pantois, constate qu'elle affole au contraire son père, lequel titube de plus en plus et tourne, dans le champ où il a échoué avec sa voiture, à peu près comme un taureau enragé. Et plus Ben répète cette phrase, plus s'accroissent la peur et l'ahurissement de Bull. A tel point que Ben réalise en un éclair qu'il vient en fait, avec cette phrase, de découvrir une arme aussi inattendue que redoutable ... et parfaitement inexplicable.

Pourquoi ce "Je t'aime, Papa" produit-il pareille impression sur cette brute beuglante, à demi-alcoolique et qui se veut plus fruste qu'elle n'est ? Difficile à dire. Difficile à analyser aussi quand on n'a que dix-huit ans. Seul le principal intéressé, s'il consentait à se comporter comme un être humain à part entière et non comme un Homme primitif, pourrait nous donner la solution. D'autant que toute l'intrigue nous est présentée à travers les yeux de Ben et de l'extérieur. Même les entrevues entre Bud et les autres Marines, qu'ils soient ses supérieurs ou pas, ne nous sont restituées que parce qu'il les a racontées à sa famille. Lorsqu'il songe à son avancement, rien d'éclairant non plus. C'est toujours aussi primaire et grossier.

Conroy nous dévoile ici une partie seulement de ce qu'il a connu et vu jusqu'à ses dix-huit ans. Mais, bien qu'il l'ait sans doute cherché, il n'a pas pu s'introduire dans la tête de son géniteur. Plus tard, avec l'expérience que lui auront donnée trente-cinq ans de plus ("Le Grand Santini" sort quand il a la trentaine à peu près, "La Mort de Santini" quand il en a soixante-cinq), son jugement sera plus aigu, plus incisif et certainement plus proche de la vérité - et teinté d'une pointe de sadisme, n'en doutons pas.

Dans l'espoir (inutile et il le sait déjà à cette époque) de clore cet exorcisme, Conroy fait s'achever "Le Grand Santini" par la mort de Meecham, dans un exercice de vol. Si les choses s'étaient passées comme cela, peut-être le destin des sept enfants Conroy (car en fait, ils étaient sept), en particulier celui de Carol Anne (la véritable Mary Anne) et de Tom, eût-il été carrément différent et assurément plus stable. Si les choses s'étaient passées comme cela, Pat Conroy n'aurait eu qu'un seul combat à mener contre le souvenir de son enfance et de son père. Les aurait-il effacés tous deux de sa mémoire, cela, c'est une autre histoire. En général, quand on vit l'une des formes de ces enfances, on a beau se racler et se racler la tête pour tout en sortir, puis courir enterrer toutes ces ordures dans la benne la plus éloignée, elles renaissent toujours.

Autant donc les combattre et les combattre encore. Seul avantage de ces assauts répétés : s'ils ne vous brisent pas, ils vous forgent. A bon entendeur !
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