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Critique de berni_29


Il s'appelle Seyoum, il est érythréen, devenu un passeur presque incontournable de la côte libyenne. Son business fonctionne à merveille. En face, à quelques centaines de kilomètres de là, derrière ce rideau de ciel et de brume, c'est l'île de Lampedusa, la terre promise, l'eldorado, du moins c'est ce qu'on vend à ceux qui n'ont plus d'espoir, ni de cité de ce côté-ci du continent africain, fuyant la misère, la barbarie, et retrouvant une barbarie tout aussi monstrueuse, à deux enclaves de la liberté, enfermés dans des containers surchauffés, antichambre avant l'océan, les naufrages, les corps rejetés par la mer... Seyoum triomphe et s'enrichit sur ce business...
Nous sommes en octobre 2015 à Zouara, en Libye. L'automne, cela veut dire le dernier trajet pour l'année.
Le désespoir est le paysage de ce récit. Pour Seyoum, cela ressemble à une ultime séparation, la « cargaison », - ce sont ses mots, de migrants prêts à partir, mais cette fois ils sont trop nombreux, c'est une équation insoluble, comment faire alors pour que ce soit bien le dernier voyage avant le printemps, un voyage qui devra être plus allégé côté passagers, tant ils sont nombreux. C'est l'ignoble équation dans la tête d'un être devenu fou.
Ici c'est l'enfer du décor comme une plaie béante, à vif.
Pourtant, une image, celle d'un visage, va le sidérer, le réveiller de sa torpeur, le ramener à la lucidité, celle de son existence et du peu de sens qui en subsiste...
Ce texte dit l'impossible horizon, l'indicible rivage, l'insoutenable traversée, traversée des pages de ce livre qui traversent elles aussi des histoires poignantes. C'est un texte court, violent, tragique, d'une beauté effroyable par son style, l'effroi convoqué ici est à l'inverse de la poésie que Stéphanie Coste invite dans son récit comme des mots qui ont aussi le rôle de passeurs...
Le passeur est un cri de détresse qui traverse les océans, parvient jusqu'à nos oreilles, nos yeux, nos peaux, peut-être les ignorent aussi. Chacun à sa manière, avec son vécu, son histoire, ses opinions, sera une éponge ou sera verrouillé face à un récit de cette puissance dévastatrice.
C'est un peu comme si nous étions à chaque instant dans la tête de Seyoum et de cette insoutenable présence dans sa tête, dans son esprit, nous donne presque envie de vomir...
Seyoum est quelqu'un qui a échoué ici, sur cette côte libyenne. Déjà une autre guerre dans un autre pays avant, avait sans doute alors tué son enfance...
Qu'est-ce qui a transformé Seyoum en monstre ? Qu'est-ce qui a transformé cet adolescent généreux, amoureux et attachant en monstre cruel, cynique et fou ? Ravagé par l'alcool et son addiction aux feuilles de khat ?
De temps en temps, les seules respirations offertes au lecteur sont des moments de retour vers le passé, qui expliquent sans doute, ou du moins tentent de comprendre le comportement et la folie de Seyoum. Les instants où l'enfance de Seyoum s'arrêta comme un couperet sont éprouvants.
Le passé de Seyoum ressurgit comme une claque, comme un coup au ventre.
Dix ans à peine séparent deux rives d'un temps à l'autre, le temps que la barbarie fasse son oeuvre.
Des guerres insatiables depuis la nuit des temps dévastent l'humanité. À quel point le monde qu'on laisse derrière soi est-il un enfer devenu insupportable, pour "accepter" dans celui-ci ? Mais peut-être n'ont-ils plus le choix...
Passeur d'une rive à l'autre, parfois celle entre la vie et la mort paraît si peu éloignée, avec quelque chose qui y ressemble...
Le passeur, ce mot est pourtant si noble, passeur d'une rive à l'autre, d'un continent à l'autre, passeurs de mots, d'idées, de sens... Ne sommes-nous pas tous un peu des passeurs à notre manière ici ?
Ce récit m'a bousculé, m'a cogné... J'ai aimé ce roman triste et désespérant, en me demandant comment il serait possible parfois de changer le cours des choses...
Je me souviens ici d'Abdullah que nous avions accueilli à Brest dans notre association d'accueil de migrants mineurs. Il était fier, taiseux, un jour il me parla de sa soeur qu'il vit se noyer sous ses yeux dans une embarcation en Méditerranée. Devant moi il se mit à pleurer.
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