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Critique de Bologne


Sous ce titre sont réunis quatre longs récits, dont trois ont déjà fait l'objet d'une publication antérieure, mais revus pour la circonstance. Des contes, car ils n'ont aucune ambition de rendre compte du réel en le décalquant au plus près de la vraisemblance : au contraire, ils entendent traduire une réalité essentielle, dans laquelle, souvent, nous nous reconnaîtrons mieux que dans le miroir reflétant des images qui ne sont pas les nôtres. Ils puisent pour cela dans le vaste réservoir de l'imaginaire, et dans une imagination formidablement féconde. Paradoxaux ? Oui, bien souvent, les situations contredisent volontiers la logique ordinaire, pour mieux en pointer les limites. Mais le paradoxe n'est pas l'illogisme : il est l'expression d'une autre logique, tout aussi artificielle que la nôtre. Une fille trop belle ne peut trouver de soupirants : elle glace les hommes comme si elle était « la plus hideuse de la planète ». Une femme blessée veut aller au meilleur hôpital… pour ne pas être soignée. Derrière le paradoxe, nous accédons à une autre logique, qui nous révèle une vérité plus profonde : la perfection, dans la beauté comme dans la laideur, nous coupe de la vie et nous isole ; la prise en charge par la médecine nous dissuade de trouver en nous les forces nécessaires à la guérison.
le premier conte, « Jour de change », met en scène un personnage familier aux lecteurs de François Coupry, Nabucco, qui « vit à côté du monde », tentant désespérément d'être « quelque chose », mais qui ne parvient pas à endosser un costume crédible dans le grand théâtre du monde. Il a beau trucider ceux qu'il croise, le commissaire ne peut le reconnaître coupable, comme un personnage réel qui se retrouverait prisonnier d'une scène de théâtre et qui, en tuant les acteurs, ne parviendrait pas à tuer le rôle. Dans un monde coupable, il représente l'innocence originelle, ou, peut-être, « l'homme moderne, débarrassé de toute culture malheureuse, de toute mauvaise, ou trop bonne, conscience : un être sans consistance aucune, sans poids, sans histoire personnelle, et mené, sans aucun jugement de valeur, par la communion des événements mondiaux. Un être sans âme, d'une totale sensibilité. » Gageons que nous y reconnaîtrons quelques-uns de nos proches…
Si le conte nous convainc, c'est parce qu'il met en scène ce paradoxe de la vérité et du théâtre sans chercher à philosopher. Il nous décrit la vie quotidienne de Nabucco, ou plutôt ses efforts quotidiens d'être « normal », jusqu'à ce qu'il se demande (comme beaucoup d'entre nous !) s'il n'est pas le seul être normal… Dans ce conte ancien et dans le deuxième, François Coupry exploite la situation avec un humour candide d'une grande efficacité, les deux derniers contes adoptant la gravité de la maturité. Ouvert au monde, son personnage n'agit pas par sa volonté propre, mais par les événements qui le traversent. Un tremblement de terre en Iran le pousse dans le dos ; la mort de Grace de Monaco glisse ses patins sur le ciment du zoo. le choix de ces événements n'est pas sans une cruelle ironie : « L'élection de François Mitterrand à la Présidence de la République française prend mon portefeuille avec mes mains. »
« Nos amis les microbes » met en scène un petit peuple joyeux et vorace, qui grignote l'intérieur d'un grand corps malade dont tous ignorent qu'il s'agit de celui d'Hélène Larivière. Tout cela se fait dans une folle gaieté, jusqu'à ce que l'un d'eux, Patrace, attrape la pire des maladies : la réflexion. La prise de conscience le dévore à son tour : « Putain ! je mange ma maison ». Une femme rousse et nue se révèle soudain en lui, dont il ignore qu'il s'agit de celle qu'il est en train de détruire, et le grignote à son tour de l'intérieur. La maladie est contagieuse, et des bataillons de femmes rousses et nues provoquent une guerre mémorable et truculente dans tous les organes. N'en déflorons pas les épisodes, mais saluons au passage le vieux sage Yrpuoc, qui niche à l'intérieur de l'utérus et qui semble tout savoir, mais à l'envers.
Ce que le conte met en scène, c'est la sensation que nous éprouvons tous les jours de vivre dans un univers apparent, où nous jouons faux une pièce dont nous ne connaissons pas le texte. Les microbes rêvent comme nous de pouvoir dire « je t'aime » sincèrement à quelqu'un. Comme nous ils se demandent ce qu'il y a derrière leur univers, et se demandent comment en sortir, comment le voir de l'extérieur. Et comme nous, ils le détruisent sans comprendre qu'ils vont à leur perte.
« Ventre bleu » semble au départ adopter un ton plus grave, et s'ancrer dans le réel le plus oppressant : celui de la maladie. Il décrit une opération de l'appendicite et une hospitalisation douloureuse jusqu'à la mort. Mais ce réel décrit de l'extérieur finit par devenir plus faux que le théâtre de carton pâte des deux premiers contes. le malade n'y est plus qu'un objet entre les mains des médecins, et sa vérité profonde, vitale, ne peut être vue par leur regard. « le Grand Professeur, Patron de la Clinique, et des petits docteurs et chirurgiens sont venus regarder ma viande. » « Il commentèrent mon cas en des termes qui me laissaient poisson mort, qui me laissaient motte de terre où pousse du beau pus et qu'on arrose goutte à goutte. » « Ils avaient de grands couteaux et j'étais une viande sur le rebord d'un étal à marée basse. » Lorsque le narrateur meurt, le changement est bien entendu radical pour le monde qui l'entoure, mais lui n'en prend pas conscience et continue à décrire ce qu'il vit, jusqu'à son enterrement et sa décomposition… et jusqu'à ce que les mots le trahissent.
« La femme du futur », long conte inédit, nous transpose dans une civilisation à venir, dite de l'Harmonie flamboyante (l'oxymore n'est qu'une expression du paradoxe) où le paradis semble avoir débarqué sur terre. Tous sont riches, immortels, sans maladie, et n'adoptent une profession que pour passer le temps, comme un rôle au théâtre. On y va de fête en fête, et l'on s'amuse, d'un continent à l'autre, à vivre dans des époque différentes. On voyage en avion de l'antiquité romaine au siècle des Lumières… Seuls quelques-uns, lassés de cette immobilité du temps, choisissent de prendre le train de l'Alaska, où l'on se réveille le lendemain avec cinquante ans de décalage : il ne reste plus qu'à apprendre par les autres la vie que l'on a bel et bien vécue sans en avoir le moindre souvenir.
Ici encore, c'est notre monde qui est épinglé dans les paradoxes du conte. La confusion entre réalité et fiction, mais surtout le vedettariat et le besoin de reconnaissance, se retrouvent pastiché par l'héroïne, Anna Wooh, filmée vingt-quatre heures sur vingt-quatre et dont la vie est suivie par des millions de « fans ». Mais lorsqu'elle passe nue dans les couloirs d'un hôtel, personne ne la voit : tous regardent son image. Elle se rend compte alors que la vie « moderne » qu'elle a choisi de vivre n'est pas plus consistante que celle qui se vit en péplum en Finlande : « Les humains de ma modernité, eux non plus, ne croyaient plus au réel ! » On convoquera sans succès un congrès mondial sur l'existence du réel.
Pour qu'un recueil de contes soit plus qu'une juxtaposition artificielle, il faut que les récits se répondent, malgré les différences fondamentales de ton, d'univers, d'écriture. On retrouve bien sûr des préoccupations similaires dans ces quatre textes : la monstruosité de l'innocence, la théâtralisation du réel, la décomposition du langage… Mais des clins d'oeil discrets renvoient également d'un conte à un autre. Si Nabucco, dans « Jour de chance » est un rescapé de l'innocence paradisiaque, il est surtout présenté comme un mutant, « le premier humain de l'avenir de l'homme » — de même qu'Anna Wooh est « la femme future », mutante elle aussi, mais en sens inverse, puisqu'elle est la seule lucide dans un monde innocent. le personnage de Nabucco réapparaît à la fin du quatrième conte, pour boucler le cercle avec le premier. L'insultante richesse revient aussi régulièrement : Nabucco ne parvient pas, malgré tout ce qu'il achète, à dépenser tout son argent, de même qu'Anna Wooh et ses compagnons en sont réduits à jeter des montagnes de billets par les fenêtres du train pour acheter le paysage. Les tissus qui se reconstituent dans le corps d'Hélène Larivière, dans « Nos amis les microbes », rappellent ces machines qui se réparent toutes seules dans « La femme du futur », de même que les objets tombant de la Cervelle avec des étiquettes portant leur nom, dans le deuxième conte, évoquent l'insouciance du monde donné aux innocents des premier et quatrième… Nous sommes ici dans un univers cohérent, par delà les particularités des histoires.
Et surtout, nous sommes dans une écriture forte et variée, où l'on reconnaît la patte de l'écrivain. L'humour pince-sans-rire alterne avec des passages véritablement épiques (le vent balayant l'Histoire, dans « Jour de chance », la soirée chez les gitans, les volcans où de grands hélicoptères déversent les morts et les détritus de la planète…). Une poésie de l'absurde naît parfois dans les passages les plus inattendus, comme la folie de Nabucco qui, la tête gonflée de vent, tente d'assassiner les patates : « du moins, avec ce vacarme qui me découpe l'intérieur sanglant de ma tête, je ne les entends pas mourir. » Pour ceux qui connaissent l'univers de François Coupry, mille clins d'oeil à ses romans antérieurs constituent un plaisir supplémentaire ; pour ceux qui ne les ont pas lus, voici un excellent moyen de découvrir son univers.
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