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Critique de oblo


De tous les héros grecs, il est probablement le plus connu. Il est celui qui ne se contenta pas d'un seul exploit, tels Jason rapportant la Toison d'Or depuis la Colchide, ou Thésée qui tua le Minotaure. Il est celui qui réalisa douze travaux dans le seul but de prouver sa divinité. Il est aussi le sujet de cette bande-dessinée que lui consacre Edouard Cour. Une intégrale de trois albums qui tâche de mettre en cases le parcours du héros en le revisitant quelque peu et, surtout, d'interroger les notions d'ambition et de liberté et des moyens nécessaires pour les poursuivre.

La narration d'Edouard Cour est relativement linéaire. Quelques flash-back viennent éclairer les débuts d'Alcide, nom originel de celui qui laissa à la postérité un surnom signifiant littéralement "la gloire d'Héra". Car la déesse, épouse de Zeus, nourrit Alcide lorsqu'il était enfant. Ainsi, sa force et ses exploits, Alcide les lui doit : la gloire du héros rejaillit alors sur Héra. Les travaux se suivent comme autant de brillantes réussites : il tue le lion de Némée puis l'hydre de Lerne, capture la biche de Cérynie et le sanglier d'Erymanthe, nettoie les écuries d'Augias, tue les oiseaux du lac de Stymphale, capture le taureau crétois de Minos et les juments carnivores du roi Diomède, rapporte la ceinture de la reine des Amazones avant de voler son troupeau au géant Géryon puis de rapporter les pommes d'or du jardin des Hespérides et, enfin, d'enchaîner Cerbère, gardien des Enfers. Ces épreuves, Héraklès les effectue sur ordre d'Eurysthée, roi d'Argolide et rival originel d'Héraklès puisque le trône d'Argolide était destiné à Héraklès. Ces travaux effectués, Héraklès a prouvé qu'il a la force pour être un dieu ; il doit ensuite en adopter le comportement, en châtiant tous les hommes lui ayant fait des promesses sans les tenir. La divinité est au bout du chemin.

Graphiquement, Edouard Cour surprend. Son Héraklès n'a rien du héros athlétique que l'on voit sur les vases antiques. C'est un colosse, certes, mais à l'aspect bonhomme, presque pataud, une force de la nature hirsute. L'évolution graphique entre les albums est remarquable : le dessin simple, rappelant Quai d'orsay, du premier album tranche radicalement avec celui, plus fouillé, plus détaillé, du troisième album. le trait est très dynamique, avec beaucoup de mouvement qui rendent bien, notamment, les scènes de combat relativement nombreuses. La couleur joue aussi un rôle primordial, avec une dichotomie entre l'obscurité et la clarté qui correspondent à l'état mental du héros. Edouard Cour fait aussi la part belle aux onomatopées, qui rendent certaines séquences plus légères, tout comme l'on semble noter une légère influence manga sur certaines cases.

Cette dichotomie des couleurs correspond, de façon générale, à un double niveau de lecture : d'un côté la légèreté avec des combats très dynamiques et de l'ironie et de l'humour dans les dialogues ; de l'autre, une réflexion profonde et sombre sur les motivations d'Héraklès. Celui-ci est un gaillard joufflu et plutôt sympathique, certes, mais il affronte une solitude terrible. Marginal, Héraklès l'est, car sa réputation meurtrière le précède. Héraklès est en butte avec le monde : les rois lui font des promesses qu'ils ne tiennent pas, les fantômes de ceux qu'il a tués le poursuivent, les dieux eux-mêmes s'affrontent sur son sort, voire le défient : ainsi Apollon, remonté après la capture de la biche, ou Arès qui le combat. Héra n'est pas en reste : elle continue de faire d'Alcide l'instrument de sa volonté sur terre. Elle est celle qui recueille, par procuration, la gloire de son protégé, mais elle est aussi celle qui le coupe des hommes, car c'est elle qui provoque les folies meurtrières d'Alcide. En sont victimes le frère de Iolé, mais aussi et surtout la femme et les enfants d'Alcide. Cette relation ambiguë à la divinité, à travers la figure d'Héra, ne semble pas arrêter Alcide sur son chemin vers l'apothéose. La solitude d'Héraklès se traduit aussi par sa nature : ni homme, ni dieu, il est entre deux mondes qui se connaissent et cohabitent, mais vivent de deux façons radicalement différentes.

L'ambition et la liberté semblent être les principaux thèmes de cette oeuvre graphique très forte. Alcide veut être un dieu, et il semble prêt à tous les sacrifices pour y parvenir. Rien ne semble l'en décourager, pas même la petite voix de Linos, son professeur de musique, qu'Alcide tua grâce à une lyre, et qui depuis suit le héros et symbolise sa conscience humaine modératrice. Sous l'ambition se cache la folie, accumulée à force de meurtres, provoquée par Héra. Héraklès, avant d'être un dieu, est un porte-parole de la mort (d'ailleurs remercié par Perséphone, déesse du monde souterrain) qui s'abat sur toutes les créatures vivantes : les monstres tels que l'hydre de Lerne mais aussi les centaures ou encore les hommes (ainsi Diomède, parmi tant d'autres). La question que semble poser le mythe d'Héraklès est : l'ambition la plus pure (derrière la justification de l'héroïsme à travers les Douze travaux sa cache une quête de la liberté qu'Héraklès revendique auprès d'Eurysthée mais aussi auprès des dieux eux-mêmes) mérite-t-elle la dépravation la plus extrême ? En d'autres termes, la fin justifie-t-elle les moyens ? Question machiavélique avant l'heure dont la réponse, elle-même, est machiavélique. Héraklès parvient, après une cruelle apothéose et une complète déshumanisation, à devenir un dieu. Mais sa liberté n'est pas acquise pour autant : Omphale, reine de Lydie, qu'il sert comme esclave durant trois ans pour racheter la profanation de la Pythie de Delphes, le lui rappelle : gagner la divinité et la liberté signifie aussi de choisir une destinée ; or, le destin exclut ontologiquement la liberté. Ainsi la violence du récit d'Edouard Cour - ou plutôt, devrait-on dire, la violence du mythe originel que ne fait que retranscrire Edouard Cour - sert aussi le pessimisme du propos. A moins que, loin d'être libre, Héraklès n'ait choisi la servitude à travers une ambition aussi démesurée qu'inhumaine.
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