Julien n'était pas encore né quand son père est parti. Toute son enfance s'est déroulée dans le vide informe qu'a créé cette absence. Des mois et des années à se faire le plus petit possible. À ne pas parler. À ne pas marcher. À se rouler en boule autour de son pouce, entre une fenêtre close et une chaise berceuse qui chantait rarement. À tenter, parfois, de lever les yeux et de risquer son plus beau sourire vers le visage éteint de sa mère. Mais aucune lumière, jamais, ne s'allumait pour lui. Sa mère était ailleurs. Toujours ailleurs, là où il n'était pas.
Se rappeler, toujours, qu'on ne trouve pas
grand-chose d'important entre ces murs,
Mais il faut quand même continuer de chercher :
des enfants bien réels attendent dehors qu'on les
comprenne.
Le seul geste que Karine parvient à poser, c'est d'entraîner Élise à l'extérieur, le plus loin possible de la porte d'entrée. Quitter ce lieu de trop grande noirceur, aller se perdre dans la clarté d'octobre et fumer une cigarette. Ou cinq. Ou dix. Comme elles l'ont fait si souvent depuis l'adolescence. Elles iront marcher sur le trottoir d'en face, bras dessus bras dessous, comme au jour de leur première fugue ou de leur premier chagrin d'amour. Entre les larmes et le bruit des voitures, entre les regrets et l'expiration de la fumée, elles parviendront peut-être à se dire l'essentiel à travers deux ou trois mots boiteux.
Nous avons grimpé deux par deux toutes les marches de notre existence, la sienne plus brève que la mienne, plus dramatique, plus tourmentée aussi. Et puis soudainement, elle s'est mise à pleurer. Une peine incommensurable. Une détresse d'enfant beaucoup trop petite pour la contenir toute. Je la voyais se dissoudre devant moi, sans aucune retenue ; comme si elle m'avait senti, tout à coup, foncièrement capable de la sauver.