Après
Concerto pour main gauche autour de la vie du pianiste autrichien Paul Wittgenstein,
Yann Damezin s'est lancé dans l'adaptation graphique de l'un des plus célèbres contes d'amour orientaux. Aux accents profondément poétiques et oniriques,
Majnoun et Leïli, chants d'outre-tombe publié aux éditions La Boîte à bulles, s'inscrit dans une coutume orale et ancestrale aujourd'hui brillamment esquissée sur papier et accessoirement Prix Orange de la BD 2023.
Qaïs et Leïli s'aiment passionnément. Alors que cet amour s'accroit de jour en jour, le jeune homme se met à le chanter continuellement, laissant s'échapper les plus beaux vers que l'on ait pu entendre. Il commence alors à se faire surnommer « Majnoun« , le fou, pour oser déclamer ainsi cet amour furieux qui l'enflamme. Cette réputation, qui ne plaît guère au père de Leïli, pousse le patriarche à interdire formellement aux amants de se voir et de se marier. Majnoun et Leïli dépérissent à petit feu, si bien que le père de la jeune fille décide de la marier de force à un autre homme pour apaiser son coeur. Assistant à l'horreur de cette scène, l'amant esseulé périt de tristesse tandis que Leïli impose à son nouveau mari les règles strictes de leur union : jamais ce dernier ne la touchera car son coeur appartient à un autre. Depuis le monde souterrain, Majnoun n'attend plus qu'une seule chose : que Leïli cède au désir de se laisser mourir pour le retrouver.
L'histoire de Majnoun et Leïli, que l'on peut également trouver orthographiée Leyli et Majnûn – initialement retranscrite pour la première fois par Abûl-Faraj al-Isfahânî dans son Livre des chants, a été reprise par de nombreux poètes perses et indiens. Pour ne pas les nommer : Jâmi (1414-1492),
Amir Khosrow Dehlavi (1253-1325) ou encore
Nezâmi (1141-1209) qui s'éloigne quant à lui davantage du mythe initial. S'imprégnant de cette anthologie,
Yann Damezin crayonne le conte sous des coloris chatoyants, des formes psychédéliques mêlant le style pictural persan et ses miniatures à l'univers onirique, mystique et surnaturel que l'on retrouve particulièrement dans la version du poète Jâmi. Les amants évoluent entre deux mondes, tous deux représentés par de minutieux détails qui semblent faire oublier l'espace d'un instant le malheur qui les guette.
A lire la bande dessinée au fil des vers dont elle est sans cesse ornée, il est bien difficile de ne pas penser à Roméo et Juliette lorsque les conflits familiaux sont évoqués ou encore au lai du Chèvrefeuille de Marie de France lorsque Leïli laisse dans le désert de nombreux effets personnels pour Majnoun afin que le lien ne soit pas rompu. Tout concorde pour recréer l'histoire des histoires d'amour, impérissable par ses émotions contrariées et les séparations obligées. L'auteur lyonnais dissémine dans toutes les courbes de ses traits le lyrisme et la tragédie dont est empreint le conte initial si bien que l'on se passerait presque de mots pour le lire.
Bien au-delà de l'aspect amoureux, c'est également l'histoire de l'émancipation d'une femme qui choisit la solitude plus que les siens dans une société durement patriarcale. Si Majnoun peut exprimer son amour par le chant et les vers, Leïli doit réprimer chacune de ses émotions car la pudeur est de mise. Dans la douleur et le sacrifice, elle devient une ermite du désert, figure de liberté dans la vie quand Majnoun ne l'est pas dans la mort. « Pourquoi les cieux n'ont-ils pitié de l'innocence ? » peut-on lire, assurément parce que les fins heureuses n'ont jamais le charme de la passion en proie à l'inaccessible.
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