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Critique de deloeuw


« Si un jour on te demande quel est le plus gaulois des San-Antonio, le plus vert, le plus salingue, le plus rabelaisien, le plus scatologique, le plus grivois, le plus too much, réponds sans hésiter que c'est “Les cochons sont lâchés”. Peut-être parce que c'est le seul ou San-Antonio ne joue aucun rôle, sinon celui du romancier ? Dans ces pages paillardes, Béru et Pinuche sont lancés seuls à l'aventure, afin de dénouer une ahurissante affaire. Mais le pénis “hors paire” de Bérurier sera leur braguette de sourcier.



Grâce à cet appendice exceptionnel, ils franchiront tous les obstacles. 

Comment ?



Lis et tais-toi !



L'heure est grave ; l'heure est folle : les cochons sont lâchés ! Retiens ton souffle, ma jolie. Et surtout ne déboucle pas ta ceinture si tu ne veux pas qu'il t'arrive un turbin ! »



Avec une telle quatrième de couverture, le ton est donné.



De Frédéric Dard et San Antonio, je ne connaissais que la réputation de livres sales, grossiers, sexuels. de la pornographie parodique, en somme, dont l'auteur s'était protégé par un pseudonyme bien pratique pour que l'opprobre public jamais ne l'atteigne. du coup, quand j'ai eu l'opportunité de découvrir l'un de ces livres en version audio, ma foi, c'est avec une curiosité un peu paillarde et voyeuriste, mais surtout une réticence tout empreinte de dignité condescendante que j'ai tenté l'expérience.



Et je dois dire que j'en ai été surpris et en même temps conforté.



Surpris parce que, ma foi, une langue si grossière pour raconter des choses si triviales était pour moi un OVNI littéraire autant qu'une provocation intellectuelle, mais également conforté, parce que je m'attendais obscurément à ce genre de sous-littérature sale.



Sauf que la lecture en audio a ceci de particulier sur le livre papier ou numérique qu'on ne choisit pas de pousser ses yeux en avant, pas plus qu'on ne mobilise sa volonté pour tourner la page ou faire défiler le texte : les voix des comédiens s'imposent à nos sens, nous envahissent et poursuivent leur numéro en dépit de nos réticences.



Et c'est tant mieux, au final, car notre gentille conscience psychorigide ne sait pas toujours ce qui est bon pour nous, et l'habitude rassurante n'est souvent qu'une répétition involontaire de nos propres funérailles.



Je parlerai donc pour ce récit en particulier, puisque je n'en ai lu aucun autre de la série, mais j'imagine qu'on en retrouve l'équivalent dans le reste de la collection.



Dès les préliminaires du roman, on est plongé dans l'anecdote salace d'un couple improbable constitué d'un gominé suffisant en rut et d'une ogresse exposant son avalanche de graisse suintante sur une plage argentine. La langue du narrateur est familière, il interpelle le lecteur, juge ses personnages, et l'homme que l'on découvre s'expose par le truchement excessif d'une libido insatiable qui cherche sa proie avec l'appétit le plus sordide. Et qui la trouve.



Frédéric Dard n'élude pas la mécanique des corps ni la grivoiserie du désir sexuel : ne cherchez pas le lyrisme suranné des romantiques ou classiques qui font du corps un temple aseptisé et de l'esprit une toile délicate. Chez San Antonio, tout est triomphe des fonctions vitales, liberté de la pulsion et plaisir de jouir. Les fluides vitaux circulent, s'échangent, se répandent, et c'est le monde entier qui s'en retrouve fertilisé.



Bien sûr, c'est une série qui est aussi policière : un meurtre a donc lieu, sur lequel se clôt ce premier chapitre déroutant.



Le second chapitre nous transplante violemment auprès d'Alexandre-Benoît Bérurier et de César Pinaud, un duo improbable : le premier est une sorte de caricature populaire grossière et tricarde — et pour cause, puisque sa verge de 41,5 cm est un sésame magique qui lui ouvre tous les possibles, à commencer par l'entrejambe des femmes —, le second une vieille ruine dont les tripes agonisent constamment. Ça baise, ça picole, ça chie, ça pisse, ça pète, ça rote, ça vomit, ça pue, mais ça vit avec jouissance et intensité. Et ça va de l'avant, puisque ce binôme extraordinaire constitue une paire de policiers originale qui va partir pour l'Argenterie afin de mener une enquête des plus exotriques.



Passé le choc des mots et des images, on se laisse happer par ce qui fait la force de Frédéric Dard dans ses San Antonio : pas l'obscénité dans ce qu'elle a de provocatrice, mais la vivacité d'une langue populaire à l'argot débridé, où les fautes de langue deviennent poésie et la trivialité du corps un culte païen à la truculence du vivant.



En fait, Frédéric Dard ne fait ni plus ni moins que ressusciter Rabelais, le moderniser et le sublimer. Les jeux de mots souvent cocasses introduisent des fulgurances bien plus profondes, et la complémentarité des deux comparses, Béru le serial baiseur à la langue hyperactive mais approximative et Pinuche le cagueur compulsif et cultivé au parler suranné, assure un contraste qui met en lumière la grossièreté comme une poétique d'un principe vital libéré de toute contrainte sociale.



Je suis profondément pénétré par la problématique des violences sexistes et sexuelles, et mon radar à culture du viol a souvent hurlé, lorsque le benne dégrafé du Priape dégueulasse qu'est Bérurier faisait se pâmer sur son chemin tout ce qui portait un vagin, dans une univoque démonstration que le désir de l'homme précède, révèle et suscite le désir féminin — ce qui est la mécanique même de la culture du viol, puisqu'on fait fi du consentement féminin, arguant qu'il suffit de désirer une femme et de lui imposer suffisamment ce désir pour que n'importe laquelle découvre qu'elle n'attendait finalement que ça.



Toutefois, force est de constater pour ma part, que ce signal d'alarme qui a affolé mes écrans s'est vite émoussé au profit d'une compréhension plus subtile du phénomène : on n'est pas là face à une allégorie de la toute-puissance du désir masculin, mais bien face à la démonstration vibrante, suintante et orgasmique que TOUS les corps sont chair sensible faite pour frissonner et jouir, et il y a là une représentation originale et littérale d'un épicurisme bienveillant qui conduit à une forme d'humanisme dont on n'a pas l'habitude, pénétré de l'idée fort chrétienne et méditerranéenne que le corps est notre écot au Malin quand notre esprit est notre prie-Dieu, le lutrin de notre élévation. D'ailleurs, Alexandre-Benoît Bérurier n'impose en réalité jamais son désir, mais s'offre à qui veut jouir de ses dons naturels pour la galipette ascensionnelle — et à cheval donné, on ne regarde pas les dents, fussent-elles répugnantes.



Frédéric Dard, entre la pure raison qui méprise le corps et le corps bestial qui méprise le vivant, propose une voi·e·x médiane qui magnifie l'esprit universel d'une humanité réconciliée par l'exultation complice des corps libérés.



Il faut quelques pages pour atteindre cette lumineuse révélation, je le reconnais.



Mais, en audio, le livre ne tombe pas des mains, et les comédiens servent avec brio les personnages et la narration.



Vous l'aurez compris, je pense, c'est un livre qu'on prend avec des pincettes, qu'on dévore avec une fascination horrifiée, et qui contente malgré nous un appétit de vie insoupçonné. Bref, rafraîchissant et à expérimenter !
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