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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


“J'aime mieux un vice commode qu'une fatigante vertu.”
(Molière, "Amphitryon")

Surprenant Defoe. D'après le peu que j'ai pu lire de ses textes ou apprendre à son sujet, c'était un personnage assez original. Il n'est pas aisé de le comprendre, ni humainement, ni littérairement... ou, pour m'exprimer autrement : à l'exception de "Robinson Crusoé" (et même ici j'hésite), je ne sais toujours pas comment me saisir de son oeuvre.
Plusieurs couches successives de plusieurs réalités se superposent dans les textes de Defoe. C'était un filou. Sa prédisposition à jongler librement avec les chiffres (que ce soient les montants ou les dates) pourrait partiellement expliquer sa propre faillite commerciale. Son talent pour mener le lecteur par le bout du nez pourrait nous éclairer sur les raisons de sa réussite sociale, qui a atteint son apothéose au service de l'espionnage d'Etat. Et cette image d'homme-caméléon est encore rehaussée par les 198 pseudonymes divers que Defoe utilisa durant sa carrière de pamphlétaire et d'écrivain.

J'aurais pu m'épargner cette introduction, mais elle me semble utile pour aborder "Lady Roxana ou L'Heureuse maîtresse" (accessoirement "L'Heureuse catin" - ancienne traduction bien commode pour éviter un mauvais choix de cadeau pour la pédagogue de votre pitchoun à la fin de l'année scolaire).
Cette "confession", ou plutôt l'autobiographie fictive d'une femme déchue (déçue ?) est présentée comme un seul long chapitre dans sa version originale. Malgré tout ce que j'aurais pu lui reprocher (retours et répétitions à profusion, pages interminables de calculs et combines pour accroître une fortune...), l'histoire était captivante et m'a fait brasser tout un tas d'émotions intéressantes. Roxana, dont le lecteur n'apprendra jamais le prénom véritable (tout comme pour les autres noms, titres, lieux...) est une protagoniste qui a réussi à changer avec succès mes sympathies initiales en mépris et en dégoût absolus, au fur et à mesure de ses déboires.

C'est un roman sur les causes et les conséquences. Sur la vanité et les ambitions démesurées. Sur les tristes tentatives de justifier ses (mé)faits devant les autres et devant soi-même. Sur la société, le mariage et la liberté, l'indépendance, l'égalité. Sur le fait que les mensonges rattrapent toujours le menteur. Sur l'hypocrisie, la morale et la moralité. le récit roule comme une boule de neige, en ramassant au passage de nombreuses réflexions qui s'attaquent au statu quo de la société, mais aussi un tas d'immondices bien puantes qui collent au caractère de la pauvre Roxana.
La narratrice, qui touche le fond suite à son premier mariage malheureux avec un abruti et transgresse la frontière du "moralement acceptable", inspire la même compassion que sa soeur ainée "Moll Flanders", ou le personnage de Nancy dans "Oliver Twist"... mais elle se complaît tellement à cultiver son vicieux jardin secret que bientôt on pense davantage à "Fanny Hill" de Cleland. Ses ambitions pécuniaires et son avidité de titres de noblesse ne sont pas sans rappeler la cour de Charles II Stuart dans toute sa splendeur. Tout ceci va culminer par la transformation de Roxana en monstre manipulateur qui négocie avec sa conscience, ment à tout le monde, intrigue devant son mari et renie ses propres enfants. Ces passages sont délectables.

Mais même Roxana, aussi belle et astucieuse qu'elle soit, n'irait pas loin sans sa fidèle servante Amy. Ce petit bout de femme est vraiment brutal ! Sur son cas, Defoe illustre à la perfection la transformation d'une jeune fille joyeuse au grand coeur en créature angoissante, qui fera tout et n'importe quoi pour préserver le bonheur de sa maîtresse. Avec chaque page tournée, et particulièrement vers la fin, la situation devient de plus en plus dramatique. Notamment avec l'apparition de Susan, dont la perspicacité et le désir de connaître sa propre mère menace la liberté et l'existence même de la protagoniste principale.
Ma foi, la fin est tellement turbulente que j'ai presque oublié de mentionner le fait que Defoe imbrique dans son livre une rude critique de la société contemporaine, ainsi qu'une anticipation des choses à venir. Il n'hésite pas à s'attaquer aux désavantages de l'institution du mariage, et fait appel à la libération de la gent féminine ; chose surprenante en 1724. A ce sujet, je recommande la passionnante disputation entre Roxana et son "ami de Paris"("Roxanne, You don't have to put on the red light"), sur le thème de l'indépendance de la femme - l'indépendance sociale, financière, amoureuse... pour démontrer qu'au 18ème siècle, le prix à payer était encore beaucoup trop grand ! Defoe n'hésite pas non plus à taper sur les doigts des commerçants juifs ; mais j'y vois plutôt le reflet de la littérature ancienne que quelque règlement de comptes personnel. Parlant de commerçants, la clairvoyance de l'auteur qui anticipe une société où les "businessmen" dépasseront en fortune et en influence l'ancienne noblesse est tout aussi remarquable.

Le style plutôt plat de Defoe n'arrive pas à la cheville d'un Sterne ou d'un Smollett, mais malgré tout ce fut une chevauchée littéraire sans selle et sans bride à travers l'Angleterre, la France et la Hollande que je ne regrette pas... 3,5/5
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