AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Dorian_Brumerive


Depuis le succès planétaire de sa « Madone des Sleepings », Maurice Dekobra, créateur du roman dit "cosmopolite" qui va marquer durablement les années 1920-1930, est devenu une véritable star littéraire française, ce que beaucoup de ses confrères ne lui pardonneront pas, et qui plus est, une star littéraire exportable. Traduit dans près d'une trentaine de pays, y compris aux États-Unis où ses séances de dédicaces mobilisent des milliers de personnes (l'une d'elles, à New York, affichera une file d'attente de 7 kilomètres), Maurice Dekobra doit son immense succès aux femmes, plus particulièrement aux garçonnes, dont il a habilement compris le désir d'indépendance et les envies d'aventures émoustillantes. Parce qu'il les connaît bien et qu'il sait les rejoindre sur le terrain de la duplicité et du fantasme, il devient pendant presque quinze ans l'auteur le plus vendu des Années Folles et le plus copieusement honni par le monde des lettres, vendant au total 90 millions de livres en 60 ans de carrière.
Pourtant, si Dekobra se laisse griser par son succès, et affiche sans vergogne ses innombrables conquêtes féminines, il se montre d'excellente composition avec chacun, restera jusqu'à l'après-guerre chez l'éditeur qui l'a découvert, Baudinière, et charme tout le monde par son humour, sa simplicité et son caractère mondain sans excès. C'est donc très naturellement qu'on lui offre un poste de diplomate et d'attaché d'ambassade, sur le seul prestige de son nom – ce sur quoi il ne semble pas s'être leurré, d'autant plus que son aîné Claude Farrère, romancier exotique à défaut d'être encore cosmopolite, l'avait précédé sur cette voie diplomatique. Outre l'éventualité d'orienter son tableau de chasse vers des femmes de la haute société, Maurice Dekobra, qui semble avoir été un assez bon diplomate, voit dans cette nomination honorifique d'appréciables occasions de voyager dans de nombreux pays aux frais de l'État. Cette fonction lui permit, sur le plan littéraire, d'écrire sur les pays qu'il visitait avec nettement plus de connaissances géopolitiques que beaucoup de ses confrères. Pour autant, si être attaché d'ambassade est bien pratique pour connaître les coulisses de la politique d'un pays, on ne visite ce pays qu'à travers ses ambassades, ce qui n'est pas nécessairement le meilleur moyen de le connaître.
Lorsque Maurice Dekobra visite la Chine, c'est un pays fort différent de ce qu'il est aujourd'hui. Depuis de nombreuses décennies, la Chine ne parvient pas à sortir du régime médiéval dynastique dont elle est héritière depuis de trop nombreux millénaires. Plusieurs généraux ambitieux se retranchent dans différentes grandes villes de Chine, et mènent entre eux une guerre sans fin, chacun se jugeant le seul souverain de la Chine. La situation pourrait sombrer dans le chaos total, si la Chine n'avait eu ce brillant sens du commerce international dont elle fait encore preuve aujourd'hui.
Face à l'instabilité du pays, qui n'autorisait pour l'Occident ni un protectorat, ni une colonisation, face à un peuple aussi fragmenté et perdu dans une guerre civile sans issue, la communauté internationale avait installé en 1861 un système unique au monde de "concessions territoriales". D'abord allouées à des entreprises d'import-export qui souhaitaient travailler en Chine tout en demeurant neutres quant aux conflits internes, ces concessions sont devenues des zones territoriales externes, au sein même des villes chinoises, régies par une autorité locale qui était en mesure de faire régner la loi en dehors de toute partisanerie chinoise. Les concessions, qui étaient généralement les quartiers entourant des sièges d'entreprises européennes ou américaines, avaient leurs propres règlements qui ne s'appliquaient pas aux zones chinoises, ni autres concessions. Outre la France, la Grande-Bretagne et le Japon étaient majoritaires dans le nombre de concessions obtenues en Chine, tandis que la plupart des pays européens (Belgique, Italie, Allemagne, Autriche), et les grandes puissances (États-Unis, Russie) y avaient une ou deux concessions dans quelques villes.
Ce morcèlement de concessions maintenait une paix fragile en Chine, en paralysant les grandes villes du pays, principalement Shanghaï et Tientsin, où il y avait tant de concessions que les zones chinoises y étaient minoritaires. Impossible donc d'y recruter ou d'y faire défiler une armée, impossible d'y livrer bataille. Mais l'inconvénient, c'est qu'il s'agissait tout de même d'une colonisation en bonne et due forme, où chaque concession employait du personnel chinois, mais où tout commerce d'exportation ne payait que peu de taxes – voire pas de taxes du tout – aux villes chinoises.
Ce système de concessions fut aboli en quelques années durant la Seconde Guerre Mondiale, le conflit rendant de plus en plus fragiles les industries qui avaient jusque là l'avantage appréciable de fournir des salaires au Chinois. La France fut la dernière à quitter le pays, d'abord parce que la renonciation aux concessions françaises fut négociée avec le Maréchal Pétain, sous le Régime de Vichy, et donc totalement remise en question par le gouvernement provisoire à la Libération; et ensuite parce que la France disposait également d'un territoire authentiquement colonial, au sud-est de la Chine et à l'est de l'actuel Vietnam, incluant une grande partie de la province de Guangdong et la totalité de la péninsule de Leizhou. Ce territoire était rattaché administrativement à l'Indochine Française, il fut envahi et partiellement ravagé par les Japonais en 1943, et finalement, rétrocédé à la Chine en 1945, vu que la France n'avait ni l'envie ni les moyens financiers de procéder à sa reconstruction.
Aussi Maurice Dekobra, fraîchement nommé diplomate, découvre une Chine à bout de souffle. Il assiste au lent pourrissement de ce système de concessions internationales, qui empêche les guerres, mais autorise tacitement toutes les corruptions, tous les trafics...
« Confucius en Pull-Over » : ce titre peut faire sourire, mais au moment où Maurice Dekobra publie ce premier essai directement inspiré de sa jeune expérience de diplomate, cette métaphore fait pleinement sens. Déchirée entre des conflits claniques, la population chinoise préfère en effet en rester à Confucius. Quant au pull-over, c'est alors un vêtement récent et occidental, une modernisation américaine du classique chandail des ouvriers, destinée primitivement aux officiers de marine. Affirmant avoir vu, sur l'oeuvre picturale d'un jeune peintre chinois ayant étudié en Europe, une représentation de Confucius en pull-over, il y voit le symbole de cette union absurde et contre-nature entre Orient et Occident.
Pour autant, s'il ne manque pas d'une certaine lucidité sur la défiance et la difficulté de compréhension entre Chinois et Occidentaux, Maurice Dekobra n'est pas un essayiste qui veut faire entendre une théorie argumentée. Son livre est avant tout une collection d'impressions, d'anecdotes, de doutes et d'interrogations, ce qui dénote néanmoins d'un bel esprit d'indépendance, car ces conclusions ne sont certainement pas celles qui dominaient en France dans l'administration coloniale de l'époque.
Rédigé vraisemblablement à partir de notes de voyage, dont on sent parfois le mastic un peu grossier qui les unit, « Confucius en Pull-Over » suit Dekobra pratiquement au jour le jour, mais de manière confuse, sans aucun repère chronologique (on ne sait d'ailleurs pas combien de semaines ou de mois dure ce séjour) ni de précisions sur ses trajets. L'auteur passe de ville en ville, d'une ambassade officielle à la vaste propriété d'un haut-fonctionnaire. Il interroge et rapporte les propos des administrateurs coloniaux qu'il croise apparemment dans des réunions mondaines, mais aussi celle des invités chinois qui "collaborent" - parfois de mauvaise grâce – avec l'occupant. Là est sans doute la faiblesse de cet ouvrage, où les interlocuteurs de Maurice Dekobra sont certes bavards et érudits, mais ne représentent guère le Chinois "moyen". Il n'y a là que des diplomates, des édiles locaux, chinois ou non, des notables, des stars du cinéma, des étudiants chinois de retour de l'étranger, toute une jeunesse partagée entre deux cultures, mais qui continue à préférer Confucius à Voltaire et ne nous envie que nos élégances superficielles.
Maurice Dekobra fait en effet un "beau" voyage en Chine, c'est-à dire un voyage à la fois diplomatique et touristique, guidé par des fonctionnaires qui lui racontent et ne lui indiquent que ce qui leur plait. L'auteur est conscient de n'avoir finalement, pour remplir son livre, que les opinions des autres, ou du moins, celles qu'on veut lui faire écrire. À titre personnel, il n'a que des lieux touristiques à nous décrire – et à nous montrer, car son livre est accompagné par d'abondantes photographies prises en Chine souvent par lui-même - ainsi que les quartiers de la prostitution, au sujet desquels il nous raconte à peu près tout, sauf ce qu'il est venu y faire – mais une explication est-elle nécessaire ? Quelque part, il faut reconnaître au moins à Maurice Dekobra une sincérité réaliste et gauloise qui l'amène, contrairement à Claude Farrère, à ne pas aseptiser sa prose pour la rendre digne de sa fonction, honorable et tous publics.
Tout au plus, reprochera-t-on, à Dekobra, comme à son fort négligent éditeur, des transcriptions très fantaisistes des noms chinois de lieux et de personnages, sans doute seulement entendus à l'oral et très imparfaitement occidentalisés ("Szetchouen" au lieu de "Sichuan", "Whangpou" au lieu de "Hangpu", "Hangchow" au lieu de "Hongzhu", etc…), mais sans doute n'existait-il pas, à l'époque, de romanisations "officielles"…
Il n'empêche, malgré une certaine platitude due à la récurrence linéaire d'une vie tranquille de diplomate, passant de ville en ville, de conversations mondaines en cocktails huppés, le récit de Dekobra hésite de façon intéressante et personnelle entre le séjour idyllique, curieux et rigolard d'un riche touriste, et l'inquiétude sourde du diplomate redoutant un désastre à venir, une spoliation territoriale malaisée, une corruption irrattrapable, un racisme réciproque destiné à mener tôt ou tard à un conflit très grave. Tout cela amène Maurice Dekobra à s'interroger plus globalement sur les prétendus bienfaits de la civilisation occidentale, et sur la condescendance et l'humiliation que dissimule notre soi-disante sollicitude morale et politique. Il est troublant de lire, sous la plume presque nonagénaire d'un écrivain plutôt sympathisant à la base de l'empire colonial français, des reproches et des condamnations morales qui sont encore celles que nous renvoient l'actuel gouvernement chinois, preuve peut-être que si la Chine a bien changé, l'Occident, lui, n'a sans doute pas su évoluer tant que ça, dans le regard qu'il porte sur des civilisations qui ne partagent pas ses valeurs fondamentales.
« Confucius En Pull-Over » s'achève d'ailleurs sur quelques prospectives terriblement pessimistes. Maurice Dekobra n'imagine pas, en 1934, d'issue heureuse à la situation bancale de la Chine, sinon par le biais d'une fragile réconciliation de ses différentes factions autour d'une volonté commune de chasser les Occidentaux. Mais il pense également que notre retrait de Chine serait de nature à encourager les ambitions conquérantes de la Russie et du Japon, et qu'une guerre sanglante pourrait opposer ces trois pays le jour où les concessionnaires occidentaux quitteraient la Chine.
Cependant, Maurice Dekobra ne devine pas que cette guerre sera aussi la nôtre, pas plus qu'il ne devine que, sous l'impulsion d'un seul homme, un certain Mao Tsé Toung, l'idéologie communiste parviendra, seulement quinze ans plus tard, à cimenter, comme jamais il n'a été, ce peuple émietté et égaré dans des hostilités sans fin. de même que beaucoup d'autres observateurs géopolitiques français du premier tiers du XXème siècle, Maurice Dekobra n'imagine pas l'incroyable travail de métamorphose qui saisira la Chine et le Japon quelques années plus tard. Il ne voit dans la Chine qu'une sorte de nation antique délicate, sans doute trop délicate, totalement à la dérive, et dont il n'est pas certain qu'elle ne soit pas amenée à disparaître. Peut-être d'ailleurs faut-il voir dans cette inquiétude sur le futur de la Chine la raison de ce flot de photographies, certaines pourtant guère plus passionnantes qu'une carte postale, dont il parsème son ouvrage.
Pour toutes ces raisons, « Confucius en Pull-Over » est un livre très pertinent à relire aujourd'hui, même s'il témoigne d'une époque révolue, car si les peuples changent, les problèmes demeurent, et c'est cette permanence transgénérationnelle de problèmes jamais totalement réglés, qui font peut-être aujourd'hui soudainement vaciller une humanité qui se croyait à jamais débarrassée du spectre hideux de la guerre. En 1934, pourtant, la guerre n'était pas loin, et Maurice Dekobra en sentait confusément les prémisses. Qui pouvait se vanter, il y a seulement cinq ans, de présager aussi justement le retour d'une guerre aux implications mondiales ?
Commenter  J’apprécie          20



Acheter ce livre sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten
Ont apprécié cette critique (2)voir plus




{* *}