Je retourne à ma chambre, pressée de compulser les retouches de Walker. Tout en feuilletant mon manuscrit, je ne peux m'empêcher d'imaginer ses mains sur ces pages... mes pages. Walker Reade a déchiré mon livre en morceaux. Ses commentaires jettent la lumière sur tout ce qui manque de manière évidente. Il a procédé à des coupes énormes. Des modifications hilarantes. C'est une révélation.
Je reste assise là pendant des heures, à étudier chaque commentaire comme s'il était crypté, qu'il renfermait une vérité que je serais trop jeune ou trop naïve pour appréhender. Vers la moitié du manuscrit, un commentaire en particulier attire mon attention. Il dit simplement : "Tu vaux mieux que ça". Il est lié à un passage romantique et je ne sais pas trop s'il s'adresse à la qualité de l'écriture ou à celle des sentiments exprimés. La phrase tournicote dans ma tête jusqu'à ce que je l'aie observée sous tous les angles. En fonction du point de vue, elle prend un aspect et une sensation différents. Je me rends compte que je n'ai jamais entendu ces mots de la part de ma famille... Pire, ça va quasiment à l'opposé de ce qu'ils me disent, eux : on ne peut pas se croire trop bien, là d'où je viens. Cette phrase, je ne l'ai jamais entendue non-plus prononcée par un professeurs, qui avançaient juste à tâtons et avec précaution à travers mes rédactions et dissertations, distillant au compte-gouttes des compliments mesurés et des bonnes notes. Du coup, cette petite phrase m'apparaît comme la chose la plus importante qu'on m'ait jamais dite. Peut-être parce que c'est une première. J'étreins le manuscrit contre ma poitrine, comme s'il s'agissait de mon amant. Et, en un instant, ma décision m'apparaît avec une clarté évidente,aveuglante et comique.
Manifestement, Claudia pense que la sobriété tuerait Walker. A mon avis : Walker est persuadé que ça le rendrait inintéressant. Les acteurs et les musiciens, ils deviennent clean, le monde applaudit. Personne n'applaudirait, en revanche, si Walker Reade arrêtait de consommer de la drogue. Son travail, son personnage, tout ce qu'il représente est inextricablement lié à son abus de substances illicites. C'est son doigt d'honneur au système. Sauf que si ce genre de rébellion était romantique il y a vingt-cinq ans, ça ne l'est plus du tout maintenant, c'est une certitude. C'est juste coûteux, point barre. En plus, ça a étouffé son génie. Le plus ironique, c'est que Walker est convaincu de ne pas pouvoir fonctionner sans drogues. Et il ne croit pas que le monde lui accorderait le moindre intérêt s'il essayait.
Alors que nous sommes assis là, à faire vaguement la conversation, l'atmosphère est lourde du sentiment que la situation pourrait basculer à tout moment pour prendre un tour imprévisible : ils pourraient tout aussi bien s'étreindre que s'étriper.
Les deux lignes que j'ai sniffées avec Tom avaient à peine produit un début d'effet sur moi, mais là... là, c'est la drogue de Walker Reade. C'est de la bonne. Si je devais décrire la sensation, je dirais : "réinitialisée". Je suis prête. Pour quoi, je ne sais pas trop, mais quoi qu'il en soit, putain, je suis au taquet.
Avec les hommes, il y a toujours un facteur d'inattendu, quand les choses deviennent physiques : leur peau paraît plus douce, ils sentent meilleur qu'on ne l'aurait imaginé, leurs gestes sont plus délicats.
j'allais considérer mon temps passé ici comme un séjour à l'envers chez les Alcooliques Anonymes.
« Claudia dit que je ne suis pas ce genre de fille, mais je commence à avoir peur de celle que je suis vraiment. Celle qui outrepasse toutes les limites, juste pour voir ce qui se trouve derrière. Celle qui ferme les yeux sur les petites entailles à sa dignité, à la morale et autre manifestation de bon sens. »
« L’alcool me tire vers le bas et la coke me propulse à travers le toit, combinaison qui provoque à la fois un état d’hébétude et l’envie de faire quelque chose de fou. »
-Tu fais ce qu'on attend de toi. L'ambiance. Le fun. L'inspiration. Les vêtements, les boissons, les armes. Rends tout ça fun. Mais dose tes efforts. Les pages finiront par venir.
- Je m'occupe des affaires de Walker de 8 heures à 20 heures, ensuite je me retire au bungalow. Tu te ramènes quand il t'appelle, en général à partir de 15 heures, et tu bosses toute la nuit avec lui. La règle de base, c'est qu'il doit avoir les mains sur la machine à écrire à compter de 2 heures du matin.