LE COEUR DE PIERRE
Là-bas, où se croisent rivières et chemins
sous l'hiver d'un ciel boueux, la plainte
de l'arbre immobile me parvient. Là-bas,
bien que je sois sous un autre ciel, bleu et
froid, que je m'abrite derrière le carreau embué
par la chaleur moite de la maison.
Plus d'une fois la plainte se fait entendre
et pendant ce temps, face à la fenêtre,
j'imaginais ce lointain hiver; pas même
la musique (vivaldi - un vieux disque,
et toujours cette inévitable rayure
un peu avant la fin) n'a pu me faire
oublier la voix surgie d'on ne sait où.
L'arbre : jalon au centre de cet espace
sans frontière, entre chemins, rivières
et nuages. Il signale aux derniers oiseaux
le point d'un retour possible; dépouille-toi
et de tes bras desséchés fais en sorte
qu'un fruit naisse de ton image stérile.
NUNO JUDICE
MATIN
La mer frappe à ma fenêtre dans le matin imprévu.
Je n'étais pas un corps mort.
Je buvais ce qui restait,
notais les choses,
je leur donnais leurs derniers traits,
et la mer est venue battre à ma fenêtre,
elle m'a abandonné :
corps mort.
RIF'AT SALLAM
Derrière la palissade rouge
on aimerait vivre et vieillir très
longtemps, on serait
un homme sans crainte, sans presque
de désir et seulement les arbres
parleraient de vous, diraient la sève
et le surcroît, l'immobile
mouvoir des heures et puis la mort
comme une écorce mouillée, on serait là, les yeux
ouverts, juste une vie, derrière une palissade rouge.
CLAUDE ESTEBAN
Au détour d'une phrase
tu reviens, c'est l'aube dans un livre, c'est
un jardin; on peut
tout voir, la rosée, un insecte
sur une feuille et c'est toi
qui te lèves soudain parmi les pages
et le livre devient plus beau
parce que c'est toi
et tu n'as pas vieilli, tu marches
lentement vers une porte.
CLAUDE ESTEBAN
SCENE RUSTIQUE
Dans les cimetières de province le portail en fer
grince d'une lenteur éternelle. L'après-midi, des pauvres
viennent là, leurs chapeaux troués à la main, attendre
les visiteurs. Les morts, eux, n'assistent plus à rien,
immobiles dans l'herbe de leur lit. Et celui qui regarde
le ciel où surgissent les premières taches du crépuscule,
saisira un ordre dans le vol des oiseaux que l'automne
chasse vers le sud. En silence, ils propagent à l'horizon
leur inquiétude. Et pourtant, si vous poussez un cri, vous
percevrez une hésitation dans leur vol : comme s'ils attendaient
à peine ce signal pour retourner à leur ancien nid
et s'y endormir. Voilà ce qui est arrivé à ceux
qui sont sous les pierres : ils ont rebroussé chemin quand la vie
leur a fait signe; ils n'ont pas voulu atteindre cette ligne
qui partage la terre en deux. Parfois un visiteur
ne peut étouffer un gémissement plus fort. Un arbuste
bouge au vent froid qu'apporte la nuit. Cependant
certains croient que les âmes réagissent à ces faibles
stimulations; et qu'il suffit de faire couler ses larmes
pour qu'en plein hiver, comme un oiseau repenti,
la vie revienne.
NUNO JUDICE
PREMIER POEME POUR ANNA
Un hasard nous a embrassés
Un hasard nous séparera
Je prends tes mains
et voûte un ciel
Tu cherches ma bouche
et traverse la mer
De l'obscur à l'obscur
Moi hasard toi hasard
RICHARD PIETRASS
Un pétale qui tombe
et la douceur du mot
soleil
sont là sur cette table,
tout
a recommencé sans moi, sans
que je sache
où le sang a jailli, comme
s'il faisait jour
très loin dans le dehors.
CLAUDE ESTEBAN