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Critique de audelagandre


Chaque parcelle, chaque vibration, chaque souffle, chaque émotion des femmes présentes dans « La femme que nous sommes » est une partie de nous. Élisa, médecin accomplie, Jeanne Youtubeuse beauté célèbre, Eugénie dont le corps fatigué par les années ne parvient pas à affadir la sagesse, Lénita la sans-abri qui a pris une mauvaise route, Ani la nounou sur laquelle on peut se reposer, Gabrielle la meilleure amie, Nola l'éternelle rivale, Cécile la soeur aimante mais débordée, Martine la mère qui a décidé de penser un peu à elle, Linda la belle-mère d'adoption et l'ultime confidente. Mais, « La femme que nous sommes » est avant tout l'histoire d'Élisa et je veux lui laisser ici toute la place, car même lorsque Emma Deruschi déroule la vie d'autres personnages, c'est toujours vers Élisa qu'elle revient. Élisa a tout pour être heureuse. Elle est médecin, mère d'une petite fille, mariée à Loïc lui aussi médecin. Ils vivent dans un appartement bourgeois à Boulogne. Elle a gardé ses amis de toujours, et travaille même avec Marc l'un d'entre eux. Pourtant, Élisa va partir. Encore une soirée à tenir, deux-trois détails à régler et elle s'en va. Dans son existence parfaitement huilée, quelque chose a déraillé. C'est ce quelque chose qu'elle doit fuir.

Pour raconter Élisa, l'auteur a fait le choix de raconter celles et ceux qui croisent sa route, le temps de quelques heures, de quelques jours ou à travers de simples messages envoyés sur son portable. Même si ces personnages n'habitent que quelques pages parfois, ou au contraire peuplent un chapitre entier, ils ont tous un rôle à jouer dans ce moment clé de l'existence d'Élisa. À travers eux, l'intégralité de qui est Élisa prend vie. Chacun à leur tour, ils offrent au lecteur un petit bout d'Élisa. Chaque femme dont l'existence traverse celle d'Élisa est la fois elle, et nous. Pourtant, dans les vies trépidantes de chacun, dans cette marche du temps inexorable où il n'y a jamais de répit, personne ne sait réellement qui est Élisa, quelles blessures elle porte, quels chagrins l'émeuvent, quels combats intérieurs elle livre. Personne n'a conscience de la terrible douleur qui fait partie d'Élisa depuis plus de trois ans. Si elle avait pu échanger avec Eugénie, cette sage grand-mère qui vient se faire masser deux fois par semaine dans son cabinet, elle aurait pu entendre des paroles réconfortantes. « Commence par répondre à cette question : qui es-tu lorsque tu cesses de te demander si tu es “assez” et que tu décides que tu te suffis telle que tu es déjà ? Et si tu veux savoir où tu vas (…), tu ne dois en aucun cas baisser la tête ou détourner le regard, même si cela semble plus confortable sur le moment. Agis. Change ce qui te perturbe. » Si elle avait pu lire ce que Jeanne a posté sur les réseaux sociaux après avoir été jetée aux chiens, elle aurait pu réfléchir à « Il faudrait en plus que les femmes soient courageuses. Exister en tant que femme, c'est exister avec des combats que nous n'avons pas choisis. (…) Et si comme moi vous vous sentez mal en restant les spectateurs de vies qui vous échappent, essayez de vivre la vôtre d'abord. » Chacune apporte, à sa manière, sa pierre à l'édifice de l'existence d'Élisa, d'une femme, de toutes les femmes.

« La femme que nous sommes » est un récit de femmes où gravitent des hommes. Marc et Loïc principalement. Malgré la sororité qui les unit, « le seuil des souffrances » *, « les prix que l'on paye » *, l'ombre d'un homme est toujours présente, si présente qu'elle prend toute la place. Si Élisa sait « le coût du sourire » *, elle peut imaginer « la somme des compassions » *, quand, après son départ tout le monde saura, et que pour elle, ce sera « le début du commencement » *. Car, « le poids de l'ignorance » * aura la puissance d'une déflagration.

Sous la plume sensible et juste d'Emma Deruschi dont c'est le premier roman, la tension fébrile du début progresse inexorablement vers le drame. Aux petites touches de moments doux, elle dépeint un tableau de plus en plus noir, de plus en plus anxiogène. Chaque chapitre se clôt par un appel au milieu de la nuit dont on ne sait rien. Il ne reste que peu de couleurs sur la toile de la fin, terrassé qu'est le lecteur lorsqu'est dévoilé la « véritable » Élisa, pas celle des sourires et des masques, celle des yeux charbonneux d'avoir trop pleuré, trop subi, trop encaissé. Cependant, une autre voix vient rejoindre le choeur des femmes, juste avant les pensées de fin laissées à Élisa, comme un signe d'espoir, une lumière dans la nuit. Merci à l'auteur de nous avoir permis cette respiration.

Voilà un remarquable premier roman qui a toutes les qualités d'un grand roman. de vraies qualités narratives, un talent de construction, un auteur qui sait doser son intrigue, adapter son écriture au message qu'elle veut faire passer, une galerie de personnages très attachants qui servent admirablement bien le propos, une thématique de société actuelle et l'essentiel pour moi, un immense éventail d'émotions. Je ressors extrêmement émue par cette lecture, en gardant à l'esprit de constamment regarder l'autre, car « l'invisible évidence » * est toujours cachée quelque part.

* titres de certains chapitres

Lien : https://aude-bouquine.com/20..
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