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Critique de MarianneL


Les multiples vies d’une Rose candide, dans le grand lac d’un monde changeant, au tournant du XXème siècle.

Dans une famille danoise ravagée par une tragédie intime, entre un futur beau-père déjà transformé en fantôme ivre et une future belle-mère enfermée dans un corps devenu montagne de chair, René de Maisonneuve, militaire sans défense féru de Spinoza, vient en 1887 rencontrer la belle Kristina, qui se donnera sans séduire, ou sans être séduite, au milieu du lac du manoir de famille.

«René tentait de ne pas trop la regarder, mais sa peau au grain si serré qu’elle semblait avoir la texture d’un abricot captait habilement la lumière et créait un pôle de clarté dans la pièce, une sombre salle à manger toute en panneaux de bois sculptés et en voix tonitruantes des frères, deux basses profondes qui s’efforçaient de masquer le silence alcoolisé de leur père (yeux bleus, injectés de sang sous un voile nacré), l’appétit effroyable de leur mère (à peine le temps de respirer entre deux bouchées, les joues encore pleines, que déjà la fourchette s’abat dans l’assiette et harponne à tout-va), la virginité bientôt mise aux enchères de leur sœur (apparente candeur d’enfant, infinie, magnifique, mariée à une pudeur de fillette, inexistante).»

Cette introduction, d’une magnificence délétère, se conclut sur la naissance de Rose, enfant délaissée par une mère nymphomane d’une beauté lumineuse et d’une froideur de glace, incapable d’aimer sa fille et apaisée seulement par son propre reflet. L’amour de son père, René de Maisonneuve, ne sera pas moins encombrant que le rejet de cette mère, tant cet homme à la logique tortueuse et toujours défaillante, accablé par les tromperies de sa femme, manque de clairvoyance et de sens pratique.

Elevée au Danemark, à Saint-Germain-en-Laye puis en Afrique loin de la société française, de ses règles et de ses classes, Rose est éduquée par Zelada, une nounou plus chérie qu’une mère ou qu’une déesse, qui lui apprend surtout le ménage et les tâches domestiques. En 1909, désireuse de prendre son envol elle débarque à Paris, ignorante des hommes et de la dureté du monde, mais naïvement confiante.

«Le dehors, le dedans, cela importait peu tant que qu’on était en sécurité, qu’on pouvait lire, jouer, entendre de la musique et regarder Zelada faire la poussière et repasser les draps. Aujourd’hui, les choses étaient différentes : Rose cherchait un travail. Elle aimait prononcer cette phrase pour elle-même, «Je cherche un travail», cela lui donnait l’impression d’être à la fois adulte et pauvre, deux états qu’elle n’avait encore jamais connus et qui lui paraissaient particulièrement intéressants.»

Même si on découvre à Paris, en même temps que l’héroïne, qu’elle sait faire des milliers de choses apprises empiriquement, avec sa nounou et au fil des expériences, Rose est abattue par l’exil tel une purge fatale, chutant rapidement vers un fond qui semble sans issue. De l’affaire Dreyfus et l’antisémitisme, des fumeries d’opium, de la tragédie de la première guerre mondiale à la libération des femmes qui osent afficher leur premiers amours, Rose va traverser de multiples vies, du confort de Jane Austen à la misère de Dickens, absorbant comme un buvard crédule et bienveillant les turbulences de l’époque. Et en toile de fond, semblant plus éclatants que ces événements de la grande Histoire, les scènes magnifiques de la nymphomanie et de la solitude tragique de Kristina reviennent en écho premier chapitre, épisodes délétères qui semblent menacer de leur flétrissement les relations d’amour et la maternité hasardeuse de Rose.

«Quand elle était enfant, les catastrophes s’abattaient sur elle sans qu’elle s’y attende et c’était tellement préférable. Elle était noyée, terrassée, anéantie. C’était douloureux, mais tellement moins que l’étau de l’anticipation. En grandissant, elle était devenue, sans le vouloir, une experte de la météorologie maternelle. Elle savait, à l’odeur que dégageait Kristina, à la façon dont l’un de ses yeux s’inclinait parfois vers sa mâchoire, à son sourire – particulièrement lorsqu’il découvrait ses dents -, à l’agitation de ses mains, au son produit par ses expirations, que l’ouragan se levait.»

Le dixième roman (hors livres pour la jeunesse, également très nombreux) d’Agnès Desarthe, paru en août 2015 aux éditions de l’Olivier, fascine par cette superbe lignée de femmes, dérangées et sensuelles, obstinées ou candide comme son héroïne. Il permet grâce à cette folie et cette écriture superbe qui conduit le lecteur en lisière de la fable d’oublier la question accessoire de la crédibilité, et de tomber sous le charme de Rose et de toutes les femmes de «Ce cœur changeant».

Retrouvez cette note de lecture, et toutes celles de Charybde 2 et 7 sur leur blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/08/31/note-de-lecture-ce-coeur-changeant-agnes-desarthe/
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