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Critique de 4bis


Heureusement qu'il y a eu la conclusion ! Ca, c'est ce que je me suis dit en refermant les Formes du visible après une longue traversée où j'ai parfois (souvent) coulé.

Reprenons. Dans la saison précédente, avec par delà Nature et culture, Descola propose de ramener les représentations du monde des humains à quatre ontologies réparties sur une matrice faisant varier la ressemblance ou la différence des physicalités d'une part et des intériorités d'autre part.

Toutes les intériorités sont des esprits dans des corps tous différents : vous êtes animistes. Vous savez que l'esprit d'un jaguar, qui se pense comme se pense un homme, peut prendre les habits d'un autre corps, se déployer dans la danse ou le mouvement imprimé à un masque.

Toutes les intériorités sont de même nature et les corps aussi : vous êtes totémistes. Par des signes marquant la trace du passage des êtres du Rêve, vous signifiez aussi la topographie d'un lieu, l'appartenance d'un groupe à un espace. Vous déployez sur un même support les différentes vues, interne et externe, latérale et frontale d'un animal et du clan auquel il appartient et cet objet n'est pas une représentation, il est, grâce à vos bons soins réguliers, la réactivation régénératrice de cet être dans le monde.

Tous les corps sont différents, tous les esprits aussi et vous galérez à mettre du sens dans ce grand bazar, vous êtes analogistes. Vous reproduisez la prolifération des objets, tentez des relations entre eux : un éléphant fait de multiples animaux, une chimère ou la carte du ciel sur la plante de votre pied.

Et si pour vous tout ce qui existe est fait de cette même matière moléculaire et putrescible quand elle est vivante tandis que seuls les humains sont capables d'avoir une conscience d'eux-mêmes les plaçant comme hors du reste du monde, bingo, vous êtes (nous sommes) naturalistes.

Inutile de dire que je schématise, que je simplifie, que je caricature à gros traits en ne résumant qu'en quelques lignes la prolifération des illustrations que donne Descola, la contradiction interne entre celles-ci parfois aussi (au moins m'a-t-il paru). Mais voilà, grosso modo l'idée : il existe différentes façons de se représenter le monde et à chacune correspondrait une manière de le figurer. C'est en tout cas ce que j'ai compris de la thèse.

Le problème c'est que justement, la prolifération des exemples m'a empêché de garder cette ligne claire en tête. J'ai pourtant fait une lecture attentive, crayon à papier en main. Mais le style plein de circonvolutions élégantes, de circonstancielles modalisantes, de reformulations brillantes m'a égarée tout autant que mon absence de connaissance des sujets évoqués.

Hormis peut-être celles des européens de ces quatre derniers siècles, j'en sais trop peu sur les moeurs des autres humains pour apprécier l'opportunité de choisir tel masque, telle statue d'ancêtre ou telle roche comme représentatifs d'un rapport de figuration entre eux et une réalité autre, la mise en évidence « pour certains et dans certaines circonstances, [de] l'identité entre un prototype et son imitation ».

Ce n'est pas que faire confiance par défaut à l'auteur m'ait posé problème, après tout, c'est si souvent le cas qu'on s'informe selon une source et qu'on revienne ensuite sur ce qu'on a appris grâce à sa confrontation avec d'autres lectures. C'est plutôt que j'avais perdu tous mes repères. Ceux concernant le champ d'étude puisque je suis assez ignare en la matière donc, ceux relatifs à ce qu'on cherchait à prouver exactement et ceux, enfin, de la place que prenait telle description dans l'arsenal discursif.

Autrement dit : Pourquoi cet exemple et pas un autre, pour prouver quoi, et on en est où de la démonstration ? Vous avouerez que, même pour quelqu'un de bonne volonté, ça commence à faire beaucoup.

Lassée de chercher, j'ai décidé assez vite de me laisser perdre et de prendre cette lecture pour une promenade. Quitte à se faire balader, autant le faire avec bonne volonté. J'ai alors goûté le pittoresque des vues, admiré l'infinie variété des façons de faire, renoncé à faire coïncider clairement un système de représentation du monde à un système de figuration. C'était, ma foi, plutôt agréable mais un peu long. Cette impression, pour le coup, d'être dans un grand dispositif analogique dont je ne saisissais pas la trame sous-jacentes.

Et puis, cela ne faisait-il pas de moi un touriste présomptueux espérant apprécier ces oeuvres par la seule fascination qu'elles exercent sur moi sans faire jamais l'effort de comprendre les circonstances dans lesquelles elles livrent leur agentivité, l'utilité et le rôle que leur donnaient ceux qui les avaient créées ? C'est bien la peine, tiens ! Bon, l'option balade en bermuda, banane et gros objectif sur le ventre parait elle aussi bien à côté de la plaque. Mais dans quelle étagère !?

J'ai trouvé tout de même quelques précisions (ou nouveaux champs de perplexité) sur les questions que j'avais laissées en suspens depuis Par-delà nature et culture à propos de la répartition géographique et chronologique des ontologies notamment. Dans une « variation 2, jouer sur tous les tableaux », Descola écrit : « Tous humain, en effet, et a fortiori tout imagier, porte en lui à titre de potentialités généralement inaccomplies l'ensemble de l'imaginaire ontologique dont chaque mode de figuration ne représente qu'une variante. » Allons bon ! Ce que je pensais avoir compris être un mode de regarder le monde constitutif d'une ère et d'une culture est en fait l'expression partielle d'une capacité bien plus large que nous avons tous quelle que soit notre histoire culturelle ? Est-ce qu'on ouvre le débat inné / acquis ici ? A quel endroit, moment de l'histoire d'un individu se place exactement la spécificité de chacun des regards ontologiques ?

A un autre endroit (p. 610), Descola indique que l'analogisme est, sur le plan logique et non chronologique, l'articulation entre le totémisme et le naturalisme. Oui. Mais quelle place donner à cette articulation logique dans le développement géographique et surtout historique de ces grandes ontologies ?

Quand il parle de la peinture de l'intériorité, comme celle qui émane d'un portrait du 17e siècle par exemple, Descola revient, afin d'en comparer les fonctions et circonstances d'utilisation, aux fresques romaines trouvées à Pompéi. Il montre que ces dernières ne sont que celles d'archétypes et non d'individus singularisés dans la conscience d'eux-mêmes que la peinture signifierait. Outre que les illustrations de l'ouvrage ne me font pas partager son analyse (mais qui suis-je pour… ?), je ne vois alors pas de différences formelles entre ces deux types d'images qui appartiennent pourtant à deux ontologies différentes, non ?

Et comment expliquer le chevauchement de l'analogisme médiéval au naturalisme ? Parfois, Descola écrit que les images préfigurent ce que les discours savants mettront au jour ensuite. Mais les deux partent pourtant d'un même moment où les sujets sont parvenus à une même conception collective de la représentation du monde et d'eux-mêmes. Alors pourquoi ces décalages ?

Je me trouve tatillonne. Pourquoi ne puis-je pas apprécier ce joli voyage en terre d'images, tous les noms exotiques et moeurs fabuleuses qu'il contient ? Pourquoi ne me laisserais-je pas bercer par ces belles phrases cadencées et par cette fougue attachante à convaincre ? C'est un travail phénoménal, fruit d'une culture extraordinaire.

Et moi, je cherche à éprouver la solidité des murs qui le structurent. Et je me retrouve, au lieu de fondations profondes et de pans de pierres, avec une toile dense mais élastique et parfois superposée dont la cartographie est tout sauf évidente et la capacité à englober puissamment l'ensemble des représentations pas encore totalement avérée, à mes yeux au moins.

Il faudra que je laisse les choses reposer et murir. Je suis quasi sûre que j'en tirerai davantage que ce que je crois avoir trouvé aujourd'hui. Ne serait-ce que cette possibilité, même si elle n'est pas toujours parfaitement adéquate, immanquablement évidente, de poser une grille ontologique sur les modes de représentation du monde et de soi.

Reste que pour le moment, je ressors de cette lecture plutôt rincée !

Alors, heureusement, il y a eu la conclusion qui a ramassé en quelques dizaines de pages (oui, quand même) l'ensemble du propos. Qui ne m'en a pas paru plus évident dans son développement, certes, mais dont la maitrise par son auteur a semblé au moins garanti : si je n'avais pas compris où et pourquoi nous étions partis, lui paraissait le savoir et en être satisfait. C'est déjà ça !
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