Les amants de la rivière rouge

Ils déferlaient, s'engouffrant par vagues successives et houleuses ; un raz-de-marée humain envahit le grand hall du hangar. Ils se dispersaient ici et là, par petits groupes, s'égaillaient derrière des guides qui devaient hurler pour se faire entendre, dans une confusion générale. Les nombreuse fenêtres ouvertes sur l'extérieur ne parvenaient plus à dissiper les remugles d'eaux de Cologne viciées par la sueur.
Elles ne voulaient pas se laisser gagner par l'affolement, mais n'en menaient pas large. Louise serrait fermement Rose contre sa poitrine, Juliette se pressait contre elle et s'agrippait à sa jupe pour ne pas la perdre dans la foule. Une fois débarquées, elles avaient emboîté le pas des femmes de la Croix-Rouge et des congrégations de sœurs qui accompagnaient tous les nouveau arrivants à l'intérieur du grand hangar, sur le quai 21, quai d'immigration de Halifax.

"Louise avait bougé dans son sommeil. Il s’était déshabillé rapidement et glissé dans le lit. Il savait que c’était mal, mais il fallait qu’il le fasse, il n’était plus lui-même". Page 18

"La petite Vendéenne, c’est ainsi qu’on la surnommait à Saint-Simon. Son arrivée au village il y a quelques mois avait excité les curiosités et ravivé les commérages. Une fille seule, enceinte par la grâce du Saint-Esprit, commentaient certaines langues acerbes, allant même jusqu’à traiter insidieusement de vilaine houlère (truite qui met bas – par extension, jeune fille de mauvaise vie qui a eu des enfants." Page 19

"Dis maman c’est qui mon papa ? C’est la maîtresse qui nous a demandé. Moi j’ai dit que j’avais une maman mais pas de papa. Tout le monde a ri, mais la maîtresse a tapé sur la table. Mais si tu as un papa. Et je suis sûre qu’il veille sur toi de là-haut. "Page 300

"Je le sais, moi, au fond, que vous le voyiez quand il quittait son lit pour venir trouver ma couche." Page 396

Elle est marrante, cette petite, un rien l’amuse, lança la mémé. Et elle a du caractère qui promet. Elle a refusé net que je l’habille tout à l’heure, elle voulait à tout prix le faire seule.

Chaque jour apporte son lot nouveau de mots ou expressions dont elle use à satiété, avec une avidité de chaton affamé de savoir. Fort heureusement, Juliette a abandonné ses sacres, du moins en public, ce qui évite à Rose de s’aventurer dans cet apprentissage.

Pour Rose, ce sont des légendes sorties tout droit d’un livre de contes dont elle se repaît avec délectation. Contrairement à nous, le sentiment de déracinement, elle l’ignore. La mélancolie n’obscurcit pas son esprit et ne l’empêche pas d’évoluer dans ce nouveau monde. Celui qui ne connaît pas notre passé pourrait presque supposer qu’elle est née ici.

La mélancolie n’obscurcit pas son esprit et ne l’empêche pas d’évoluer dans ce nouveau monde. Celui qui ne connaît pas notre passé pourrait presque supposer qu’elle est née ici.

Juliette, le passé est derrière, j’ai foi en l’avenir. Le destin ne nous a pas fait venir ici pour rien, je t’en fais serment. Tu les entends, les violons ? Ils jouent pour nous leur petite musique, celle de la Rivière-Rouge. Cette terre nous a adoptées, nous allons y semer tous nos rêves, les nourrir et les faire grandir pour qu’ils nous mènent sur notre nouveau chemin de vie.

J’aime Marius, mais je ne suis pas prête pour l’instant à franchir le pas. Je sais que je prends un risque, que je peux le perdre définitivement, mais je veux me laisser guider par mon instinct, attendre le moment où une petite voix me dira ce que je dois faire. Je suis sereine. J’ai mon guide, là-haut, qui me suit.

La vie avait repris son cycle normal, elle pouvait retourner au Manitoba pour construire son avenir. Elle s’était enfuie une première fois, par la petite porte. Aujourd’hui elle repartait, cette fois-ci par la grande porte, l’esprit apaisé. Pas une seconde, elle n’avait envisagé de rester au marais, elle savait que sa nouvelle vie était désormais là-bas, dans la grande prairie où devaient l’attendre Juliette, Marius, Pierre…

temps du pardon était venu. Parce que sa mère, enfin, reconnaissait les faits et lui ouvrait son cœur. La mémé s’était réveillée. Elle n’avait pas tout entendu, mais elle comprit l’essentiel en les voyant dans les bras l’une de l’autre. — Une belle journée s’annonce. C’est moi qui vais aller lever mon arrière-petite-fille. Je ne veux pas mourir avant de vivre ce plaisir-là. Simplement vêtue de sa chemise de nuit en toile grossière, elle se dirigea vers la chambre où dormait Rose. Celle-ci commençait doucement à se réveiller.