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Critique de domi_troizarsouilles


Cette découverte d'un auteur dont j'avais déjà entendu parler (j'ai d'ailleurs l'un ou l'autre de ses livres dans ma wish-list), mais que je n'avais encore jamais lu, m'a nettement fait sortir de ma zone de confort – pourtant, je lis « un peu de tout » et j'aime plutôt bien la science-fiction ! Mais ici, on est dans un monde complètement à part, sans égal parmi tout ce que j'ai pu lire dans mon passé de lectrice boulimique… ni au cours de ces derniers mois qui m'ont à nouveau vue dévorer des piles de livres. Je suis soufflée, dans un mélange d'admiration envers un tel livre, et un vague mal-être que les thèmes abordés créent insensiblement ; c'est le sentiment d'avoir lu un récit extrêmement maîtrisé, malgré des moments un peu confus qui touchent à un certain onirisme, et empreint d'une implacable mélancolie – sans que je puisse tout à fait expliquer pourquoi, mais en tout cas c'est le premier mot qui me vient à l'esprit.

En clair : l'histoire se passe en 2004, c'est-à-dire un futur relativement proche pour l'auteur, sachant que ce livre a été publié en 1964 en langue originale (mais seulement en 1981 pour une version complète en français – voir aussi https://fr.wikipedia.org/wiki/Glissement_de_temps_sur_Mars pour ce genre de détails). Si pour le lecteur d'aujourd'hui ce livre a un goût certain d'uchronie, à l'époque on était dans de l'anticipation pure mais très plausible, partant des réalités bien présentes : on était en pleine guerre froide, c'est-à-dire aussi une certaine « guerre » à la conquête de l'espace. Les États-Unis et l'URSS rivalisaient de surprises, envoyant qui une chienne, qui un chimpanzé, qui un être humain dans la galaxie ! Bientôt pourra-t-on même sortir de sa capsule et, qui sait, poser un pied (et un drapeau) sur la lune ? Certes, l'auteur ne mentionne pas tout cela, mais je pense qu'il est bon de rappeler ce contexte : c'est l'époque dans laquelle il vivait et son histoire s'y ancre indéniablement, même tournée vers le futur. On croyait encore que tout serait possible, et que l'on maîtriserait l'espace très rapidement, comme ça avait commencé…
Ainsi, dans ce monde alors futuriste qu'imagine Philip K. Dick, c'est l'ONU qui a tous les pouvoirs. La Terre est surpeuplée, à tel point qu'on a organisé des colonies qui doivent devenir auto-dépendantes, notamment sur Mars, où se passe l'action. Cette nouvelle planète est devenue habitable mais reste un lieu de vie rude, l'eau y étant rare et précieuse, tandis que les importations (théoriquement interdites) depuis la Terre se vendent très cher, sur un marché noir assez restreint mais bien organisé. C'est là que vit Jack Bohlen, réparateur aux mains d'or, métier extrêmement précieux sur une telle planète où rien ne peut se perdre, avec sa famille…

Oh ! on n'a pas une action délirante dans ce livre… Durant les premiers deux tiers, voire trois quarts du récit (je n'ai pas calculé exactement), on est davantage dans un roman de style « tranche de vie », où l'on suit essentiellement Jack, ainsi que toute une série de personnages secondaires plus ou moins proches de lui, dans leur vie de tous les jours sur une planète que les humains se sont appropriée mais qui reste relativement hostile. On apprend ainsi, sans grands effets science-fictionnels à la Star Wars (qui reste « la » référence de mon enfance, mais ici, ça n'a rien à voir !), la vie au jour le jour sur une telle planète, copie pas conforme de la Terre.
Pour moi, les personnages principaux sont donc Jack, présenté plus haut, mais aussi Arnie Kott, puissant homme d'affaires dont le pouvoir ne cesse de s'étendre. Avec eux mais tout à la fois très loin d'eux, il y a aussi Manfred, jeune autiste et/ou schizophrène, interné dans le seul et unique « camp » de la planète qui accepte les personnes handicapées. Manfred ne communique avec personne, ses parents continuent d'aller le voir mais le « cachent » pour leurs relations. Arnie s'est mis en tête que, au-delà de ou liés à sa maladie, le jeune garçon a des pouvoirs de précognition, et veut absolument que Jack, avec tout son talent, crée une machine qui permette la communication, afin de connaître son futur qu'il n'imagine que grandiose… Jack se retrouve peu à peu coincé dans ce nouveau boulot, son patron ayant loué son contrat à Arnie, mais sa santé mentale, à lui l'ancien schizophrène pourtant considéré comme guéri, est en danger.

L'analyse, surtout psychologique, de ces trois personnages (et de quelques autres) est ciselée, présentée avec le regard toujours très juste d'un narrateur extérieur, mais aussi, de façon récurrente, on entre dans leurs pensées intimes grâce au jeu des polices de caractère, dans une alternance de type « regular » et d'italique – lu ainsi, ça pourrait presque faire peur, mais la distinction visuelle, et peut-être plus encore la grande maîtrise du texte permettent une lecture aisée, on sait toujours qui parle et de quoi il s'agit.

Ainsi, dans cette longue (mais très rarement ennuyeuse) présentation de la vie sur une Mars colonisée à travers quelques personnages, certains attachants, d'autres que l'on voudrait voir « tomber », l'auteur développe toute une série de thèmes marquants. Parmi ceux qui m'ont le plus touchée, on peut citer la grande solitude de tous ces colons – seuls au milieu des autres pour diverses raison, seuls loin de la Terre-mère où est souvent restée la famille ; mais seules, aussi, terriblement, ces femmes qui restent à la maison pendant que monsieur travaille (rappelez-vous : on est en 1964…), et la vie rude sur Mars exacerbe encore davantage ce sentiment. Elles n'ont rien à envier aux Desperate Housewifes (que l'on connaîtra bien plus tard) ! Cette approche d'une solitude extrême, que l'on combat à coup de phénobarbital, de thés entre voisines et de moments d'adultère, est réellement bouleversante.

On ne peut pas non plus oublier les « Bleeks », population autochtone de Mars, ayant un mode de vie primitive intrinsèquement liée à cette planète faite de déserts et de monts inhospitaliers. On est très loin des petits hommes verts qui ont longtemps dominé l'imaginaire collectif ! Ici, l'auteur nous les présente comme ayant un corps assez semblable à l'être humain mais plus « desséché », peut-être à cause de la misère, et de couleur sombre. Asservis par l'être humain lors de la colonisation, seuls quelques-uns vivent encore en tribus isolées et pauvrissimes, souvent alcooliques ; les autres sont désormais au service des nouveaux maîtres de Mars, généralement considérés comme une sous-race. On comprend très vite que l'auteur met dans ces « Bleeks » un mélange terrible du drame des Amérindiens (qui ont vécu une histoire très similaire, lors de la colonisation de leurs terres ancestrales par l'homme blanc…) et de celui des Afro-américains, alors également sous la domination de l'homme blanc, moqués et méprisés pour leurs origines culturelles différentes, leur prétendue lenteur à accomplir certaines tâches, ou la couleur de leur peau... D'ailleurs, plus d'une fois, Arnie parle de son serviteur Héliogabale comme d'un « Black » et, si l'on croit à une faute les premières fois, on saisit rapidement que c'est tout à fait délibéré. Là aussi, il y a un indéniable ancrage dans la réalité du moment : rappelez-vous, on est alors en plein mouvement des droits civiques aux États-Unis, je pense que le rôle que va prendre Héliogabale n'est pas tout à fait innocent…

Mais bien sûr, le plus présent et le plus marquant est l'omniprésence de la schizophrénie, qui peu à peu supplantera même toute autre pathologie chez Manfred, que l'on nous présentait d'abord comme « simple » autiste. Alors, autant le dire d'emblée : je ne connais absolument rien à ces diverses maladies, si ce n'est une vague idée comme tout un chacun peut en avoir, mais ce n'est pas la consultation de quelques pages sur le Web qui peut supplanter des années d'études sur des pathologies qui relèvent de la psychiatrie ! N'oublions pas, aussi, au risque de me répéter, qu'on est en 1964 ; or, la connaissance que l'on avait de telles maladies était ce qu'elle était, et a beaucoup évolué en 58 ans !
Quoi qu'il en soit, l'auteur présente la pathologie de Manfred, qui (re)gagne peu à peu Jack, avec un réalisme effrayant : on se sent réellement dans la peau de Jack et on vibre avec sa souffrance, et pour ma part, j'étais complètement flippée à chaque fois que Manfred entrait dans ses litanies de « ronge ». Réalisme effrayant car on sent que l'auteur maîtrise parfaitement le sujet (dans la mesure de ce qui était connu à l'époque), ou pour le moins qu'il s'est énormément documenté. Mieux encore : il adapte ses connaissances particulières à un monde pour lui futur, dans lequel la schizophrénie toucherait en moyenne une personne sur trois au cours de son existence, à cause (notamment) d'un mode de vie où tout va toujours plus vite, où on nous en demande toujours plus…
De là, on peut légitimement se demander : l'auteur avait-il lui aussi ce don de précognition ?... S'il s'est trompé sur ses statistiques – une (nouvelle) rapide consultation sur Internet nous apprend qu'on est actuellement autour de 4 pour mille ( !) cas de schizophrénie dans nos populations, on est bien loin de 1/3 - , on ne peut s'empêcher de penser qu'on est aujourd'hui dans des taux bien plus élevés de cas de burnouts et autres épuisements, liés à ce mode de vie accéléré que Philip K. Dick décrit si bien !

Ce livre parle aussi d'eugénisme, de la peur de vieillir - de la vie et de la mort, tout simplement.
Avec tout ça, ces morceaux de vie quotidienne sur Mars, ces bribes de souvenirs terriens de Jack notamment, et l'évolution (ou pas) de Manfred, on sent que l'auteur, bien au-delà d'une simple présentation de la vie de colons sur une autre planète, place les différentes pièces d'un puzzle, il construit « quelque chose »… qui va tout à coup éclater dans une incroyable distorsion du temps, toujours caractérisée par une très grande maîtrise du texte, qui fait que le lecteur s'y perd bien un peu, sans s'y perdre tout à fait, pourtant. En effet, dans le dernier tiers (ou quart) du livre, les mêmes événements sont vus et revus, forcément différemment, par nos trois protagonistes. Et tandis que leur réalité et leurs visions se mélangent et se superposent, se rejoignent et s'opposent, l'action « quotidienne » du récit continue d'avancer, jusqu'au drame – drame qui, depuis quelques pages, était carrément attendu, mais qui se passe dans un tel contexte de confusion dans le temps, ce glissement dont on est prévenus de par le titre du livre, qu'on en reste, comme je disais d'entrée, complètement ébahis par la maîtrise de l'auteur. Seul le dénouement final m'a quelque peu laissée sur ma faim… mais comme il tient d'un happy end, on l'accepte, et on referme ce livre, la tête bourdonnante et l'esprit perdu dans l'espace et dans le temps, mais aussi la satisfaction d'avoir pu terminer (et aimer) un livre aussi déroutant que bouleversant.
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