Si je ne me trompe, Empédocle ne représente pas un type nouveau de personnalité, mais un type très ancien, le chaman, qui détient toute ensemble les fonctions indifférenciées de magicien et de naturaliste, de poète et de philosophe, de prédicateur, de guérisseur et de conseiller public. Après lui, ces fonctions se séparent ; les philosophes désormais ne sont ni poètes ni magiciens ; d’ailleurs, un tel homme était déjà un anachronisme au Ve siècle. Mais des êtres comme Epiménide et Pythagore ont très bien pu exercer toutes les fonctions que j’ai nommées.
Il y a toutefois un autre et plus grand chaman grec qui, sans aucun doute, tira des conséquences théoriques et, sans aucun doute aussi, croyait à la réincarnation : je veux dire Pythagore.
À notre connaissance toutefois, le premier écrivain à parler d’extase poétique est Démocrite, qui soutient que les meilleurs poèmes sont composés « avec inspiration et un souffle saint », et nie qu’un homme puisse être un grand poète « sine furore ».
Je conclus que la démence prophétique est au moins aussi ancienne en Grèce que la religion d’Apollon.
Vers 432 av. J.-C. […], le refus de croire au surnaturel et à l’enseignement de l’astronomie devinrent des délits.
Héraclite eu la témérité d’attaquer une chose qui demeure encore jusqu’à ce jour un des traits saillant de la religion populaire grecque, le culte des images ; un tel culte, dit-il, revenait à s’adresser à la maison d’un homme au lieu de parler au propriétaire.
L’animal que vous tuez pour le manger est peut-être l’habitation d’un soi, d’une âme humaine. C’est ainsi que l’explique Empédocle. Mais il n’est pas tout à fait logique avec lui-même, car il devrait avoir autant horreur de manger des légumes, puisqu’il croyait que son propre soi occulte avait une fois séjourné dans un buisson. Sous cette rationalisation imparfaite, il y a, je crois, quelque chose de plus ancien – l’antique horreur du sang versé.
Ce qui demeure certain, c’est que ces croyances [en la réincarnation] incitaient à une répugnance pour le corps et un dégoût pour la vie des sens, qui sont entièrement nouveaux en Grèce. Je présume que toute « civilisation de culpabilité » présente un sol favorable au puritanisme, puisqu’elle crée un besoin inconscient d’autopunition que le puritanisme peut satisfaire.
Nous avons vu [...] comment le contact avec les croyances et les pratiques chamanique pouvait, à un peuple réfléchi comme les Grecs, suggérer les éléments d’une telle psychologie [puritaine] : la notion de l’excursion psychique pendant le sommeil ou pendant la transe pouvait renforcer l’antithèse âme-corps ; la « retraite » chamanique pouvait servir de modèle à une askêsis systématique, une formation consciente des puissances psychiques par l’abstinence, et par des exercices spirituels ; les récits de chamans qui disparaissent et reparaissent pouvaient encourager la croyance en un soi indestructible, magique ou démonique ; et le transfert des pouvoirs ou de l’esprit des chamans mort aux vivants pouvait se généraliser en une ligne de doctrines de la réincarnation.
Nous savons en tout cas que Pythagore fonda une espèce d’ordre religieux, une communauté d’hommes et de femmes dont la règle était déterminée par l’attente de vies futures.