Citations sur Lettres choisies de la famille Brontë (27)
Lettre 72-Charlotte Brontë à Margaret Wooler
Haworth, le30 janvier 1846
Vous me demandez si la gent masculine ne me paraît pas bien étrange. J'avoue à la vérité, je l'ai pensé maintes fois - mais je trouve tout aussi singulière la méthode d'éducation qu'on lui applique : elle prémunit singulièrement mal contre les tentations. On élève les filles avec un luxe de précautions qui conviendrait à des êtres débiles et, disons-le ineptes, tandis qu'on lâche les jeunes hommes la bride sur le cou à travers le vaste monde, comme s'il n'existait pas de créatures plus sages et moins susceptibles d'égarements.
Charlotte à W.S. Williams, Haworth, le 14 août 1848
Quant au Heathcliff des Hauts-de-Hurlevent, c'est une créature d'un tout autre ordre (que le Monsieur Rochester de Jane Eyre). Il donne à voir ce qu'il advient d'un caractère vicieux par essence et implacablement vindicatif, qui s'est trouvé, sa vie durant, en butte à l'injustice et aux mauvais traitements. En l'éduquant avec soin et bienveillance, on aurait pu développer un germe d'humanité chez ce petit bohémien noiraud, mais la tyrannie et l'ignorance où on l'a maintenu ont fait de lui un pur démon. Le pis est que tout le récit, dans une certaine mesure, semble habité par son esprit : il hante les landes et les vallons et nous fait signe à la cime des sapins des Hauts.
Charlotte à W.S. Williams, Haworth, le 14 août 1848
Monsieur Rochester (le héros du roman Jane Eyre) est doué d'un esprit réfléchi, d'un coeur sensible ; ce n'est ni un égoïste, ni un homme mou et abandonné aux plaisirs ; mal éduqué, mal conseillé, il ne faute - quand faute il y a vraiment - que par impétuosité et et ignorance du monde. Il mène un moment l'existence que les gens de son sexe ne mènent que trop souvent, mais la débauche répugne à son tempérament intrinsèquement supérieur à celui de la plupart de ses semblables et ne le rend jamais heureux. Durement instruit par l'Expérience, il a la sagesse d'en tirer les leçons - il s'amende à mesure que passent les années - et une fois retombée l'exubérance de sa bouillante jeunesse, seul demeure le meilleur de lui-même. Sa nature est pareille à un vin d'un excellent cru, qui n'aigrit pas, mais se bonifie au contraire avec le temps. Voilà du moins le type d'homme que je voulais présenter.
Charlotte à W.S. Williams, Haworth, le 15 juin 1848
Il m'a toujours semblé que la nécessité de gagner son pain n'était pas un mal en soi mais je crois qu'elle peut toutefois aisément en devenir un, et des plus accablants, si la santé vient à faillir et l'ouvrage à manquer, ou lorsque l'état de faiblesse des fragiles créatures dont nous avons la charge requiert plus que ce que nous pouvons leur fournir de labeur. En pareilles circonstances, je comprends qu'un homme marié se laisse parfois aller à soupirer auprès du temps où il était garçon, et que l'épouse, qui le voit user ses forces pour nourrir sa femme et ses enfants, se prenne presque à regretter que le sort l'ait jamais vouée à alourdir encore le fardeau qui pèse sur celui qu'elle chérit.
On ne saurait donc trop vivement souhaiter que tous, hommes et femmes, développent à un degré égal la capacité et le désir de vivre de leur travail ; on ne saurait trop vivement recommander aux parents d'inculquer dès leur plus jeune âge à leurs enfants, filles comme fils, des habitudes de diligence et d'économie. Les oiseaux enseignent à voler à leurs petits dès que leurs ailes les peuvent porter, et si l'un d'entre eux, peu confiant de ses forces, leur semble trop hésiter à s'élancer de son propre chef, ses parents le poussent hors du nid. L'hirondelle et l'étourneau ne donnent-ils pas là aux humains un exemple qu'ils pourraient imiter avec profit ?
Charlotte Brontë à Ellen Nussey
N'allez pas vous figurer, après tout cela, que Mr Weightman et moi soyons dans les termes les plus cordiaux. Ce n'est aucunement le cas. Nous observons tous deux froideur, distance et réserve. Si vous demandiez à Mr Weightman ce qu'il pense de moi à cette heure, il vous répondrait qu'il m'a d'abord prise pour une bonne créature, toujours joyeuse et causante, mais que je me suis révélée, au fil du temps, une âme capricieuse et variable, aux humeurs imprévisibles. Ce qu'il ne sait pas, c'est que j'ai modelé ma conduite sur la sienne : tant qu'il m'a traitée avec respect, je me suis montrée joyeuse et causante, mais quand il est tombé dans une familiarité quelque peu insultante, j'ai cru préférable de m'astreindre à une réserve qui m'est très pénible, contraire à ma nature, mais dont je n'entends pas me départir, car elle me paraît de bon aloi.
Je ne demanderai donc pas pourquoi Emily nous fut ravie, dans toute la plénitude de notre amour, pourquoi elle nous fut arrachée à la fleur de l'âge, encore riche de toutes les promesses de son génie, pourquoi son existence gît aujourd'hui comme le champ de blé encore vert et déjà foulé – comme un arbre dont la racine fut tranchée, alors qu'il était tout chargé de fruits. Je ne dirai que ceci :"Doux est le repos qui vient après le labeur, le calme qui succède à la tempête" et répèterai inlassablement que c'est là ce qu'Emily connaît désormais.
On nous parle sans cesse des dangers auxquels s'exposent les protestants lorsqu'ils vont séjourner en pays catholiques, où ils pourraient être tentés d'abjurer. Pour ma part, je conseillerais à tout protestant qui se sentirait le moindre penchant pour une aussi belle absurdité que de se convertir, d'enjamber la Manche pour venir voir un peu ce qu'il en est sur le continent, d'assister assidûment à tous les offices pendant quelques temps, d'étudier attentivement toutes les simagrées du rituel, ainsi que la physionomie stupide et mercenaire du clergé – et si au terme de cet examen, il discerne encore dans le papisme autre chose qu'un piètre composé de balivernes et d'enfantillages, eh bien, qu'il se fasse papiste à son tour et que l'on n'en parle plus !
Extrait de la Lettre n°88 de Charlotte à Ellen Nussey - 24 mars 1847
Je vais bientôt avoir trente et un ans - ma jeunesse s'est enfuie comme un rêve - et je l'ai bien peu mise à profit - qu'ai-je donc accompli tout au long de ces trente dernières années ? Infiniment peu -
Extrait de la Lettre 58 - Charlotte à Ellen Nussey - 23 janvier 1844.
Je ne sais si vous éprouvez la même chose que moi, Ellen - mais j'ai, par instants, l'impression qu'à l'exception de quelques amitiés et attachements, mes idées et mes sentiments de jadis se sont profondément altérés - Il y avait en moi une sorte d'enthousiasme, qui n'est plus aujourd'hui qu'une force assagie et éteinte - je me suis défaite de certaines illusions - je n'aspire plus qu'à une vie de labeur et d'efforts - je voudrais avoir un but à poursuivre. Haworth me parait un tel désert, si calme, silencieux, enseveli loin des yeux du monde - je ne me considère plus comme jeune, j'aurai bientôt vingt-huit ans - il me semble que je devrais être à l'oeuvre, aux prises avec les dures réalités d'ici-bas, comme tout un chacun. Mais pour l'heure, le devoir veut que je fasse taire mon désir et je vais m'y employer de mon mieux.
Extrait de la Lettre 34 - Charlotte à Ellen Nussey - 20 novembre 1840.
Une jeune personne ne devrait jamais s'éprendre avant que la demande n'ait été faite et dûment acceptée - que la cérémonie nuptiale n'ait été célébrée et que le premier semestre de vie conjugale ne se soit écoulé - c'est alors seulement qu'une femme peut se mettre à aimer, mais avec la plus grande circonspection - le plus grand détachement - la plus grande modération - la plus grande rationalité. Si elle se prend d'un amour assez vif pour qu'un mot dur ou un regard froid de son époux puisse l'atteindre jusqu'au coeur - ce n'est qu'une sotte. Si elle s'éprend au point que le vouloir de son mari lui devient une loi - et qu'elle contracte l'habitude d'épier ses moindres désirs sur son visage, pour mieux les prévenir - ce sera bientôt une sotte délaissée.