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Critique de Galactica


Pas d'auteur ni d'autrice dans Argonne. C'est un homme, Stéphane Emond, qui parle et sa voix qui nous parvient sans masque littéraire.
Ce n'est pas pour nous qu'il parle, à vrai dire. Il raconte, il rend compte, de la quête qu'il a entreprise, après plusieurs décennies d'hésitation, pour reconstituer un moment particulier, celui où l'histoire de sa famille paternelle emprunte les chemins de la grande Histoire : celui de l'exode. le périple est limité dans le temps -entre le 12 et le 19 juin 1940-, et dans l'espace -un aller-retour de 167 kilomètres-, même si s'éloigner de 80 kilomètres est une expédition à l'époque. Dans cet exode, la famille perdra la grand-mère de Stéphane Emond, tuée dans un bombardement mais aura la chance de retrouver intacte la ferme et une partie des animaux, quand elle a traversé tant de villages en feu…
Cette quête, il va la mener comme un généalogiste, s'attachant aux documents écrits, officiels ou privés, plus qu'aux témoignages des vivants (qui se révèlent d'ailleurs inexacts quand il s'agit de celui de son père, petit garçon à l'époque, pourtant acteur et spectateur de cet exode), et aux lieux, en se fondant sur des photos. Les dates surtout sont méticuleusement restituées avec le jour de la semaine. Comme un généalogiste, il connaît l'émotion d'avoir identifié avec certitude une maison, l'emplacement d'une tombe… mais cette précision dans la généalogie ne s'étend pas à sa famille, qui apparaît « de profil » : c'est au lecteur de retrouver les liens et les générations. Stéphane Emond ne nous dit que le minimum et des siens, rien de leurs motifs ni de leurs sentiments, et de lui, dont il ne nous livre que ce qui nous permet de comprendre comment il s'inscrit dans ce récit.
C'est que l'objet de cette quête s'élargit peu à peu, sans pour autant lui échapper. Au-delà de sa famille, c'est tout un monde qu'il ressuscite, celui des paysans qui ont fait la France et qui l'ont reconstruite, qui sont allés chercher leurs morts parce qu'on doit dormir chez soi, qui sont restés à leur poste, qui ont duré, sans se plaindre, sans se vanter, qui ont fait leur devoir sans se poser de questions, sans regarder en arrière, dans un monde qui change, où on rebâtit mais où des villages sont noyés par des barrages, où on réindustrialise mais où les écoles ferment, où on replante de la vigne mais où l'artisanat de l'horlogerie française est morte… Et à ce monde enraciné, où les trains marchent même en pleine débâcle, grâce aux cheminots anonymes, on trouve les hommes politiques, dont le temps est l'éphémère et qui se débandent au premier choc. Au bout de la route, c'est le paysan qui l'emporte et l'homme politique devient un simple casse-noix posé sur une étagère, ou une photo jaunie sur un mur…
Et peu à peu la quête généalogique devient une somme de mémoires, mémoire d'un massacre en 1870, mémoire d'un aïeule et de son sac à main, mémoire d'un geste d'artisan, et Stéphane Emond devient celui qui obéit à la « pietas » antique, celle qui impose de rendre exactement aux ancêtres et aux aînés les devoirs que prescrit la loi la plus sacrée, ce qu'il fait en reprenant d'instinct les rituels dont il est pétri : rituels de deuil pour sonner le glas pour son père, voix pour célébrer l'Argonne, si humble qu'elle n'a même pas eu d'historien à la mesure de l'Histoire qui l'a pourtant labourée. C'est cette même « pietas » qui permet aux objets fragiles qu'on transmet (alliance usée, panier en osier, petite couverture de bébé) de traverser le temps, portées par des mains « pieuses ».
Si cet épisode, qui pourrait être relativement mince devient un « tombeau » en l'honneur d'une France terrienne, c'est parce que Stéphane Emond, sans renier sa décision de ne pas suivre les pas de son père en devenant un homme aux mains blanches, a eu l'impression d'avoir rompu l'alliance testamentaire qui l'unissait à son peuple et ce d'autant plus que, délibérément, il a refusé de « faire son devoir » en se faisant réformer. Il a déserté et il n'en est pas fier. C'est en reprenant le chemin de l'exode qu'il retrouve ses racines, en travaillant rudement sur un chantier avec son père qu'il s'en rapproche, en rendant hommage aux soldats de 1870 qu'il efface sa dérobade militaire. Il peut alors, il peut enfin, sonnant rituellement le glas de son père avec ses trois fils, recréer l'alliance et s'inscrire dans la chaîne de transmission ancestrale.
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