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Critique de Osmanthe


L'action débute en 1613, dans le Japon de l'ère des Shoguns. Ieyasu Tokugawa a depuis sa prise de pouvoir procédé à une profonde réorientation politique. Il a quasi unifié le Japon. Seule la région d'Osaka reste fidèle à son prédécesseur Toyotomi Hideyoshi, plus guerrier. Tokugawa a renoncé à une politique agressive contre la Corée, mais a refermé le pays aux missionnaires chrétiens, persécutés. Il projette de développer le commerce avec leurs pays d'origine en Europe et leurs colonies. Les seigneurs locaux réunis en Conseil des Anciens vont apparemment traduire en actes cette volonté en désignant quatre émissaires, des samouraïs de rang modeste, pour voguer vers la lointaine Nueva Espagna (le Mexique). Rokuemon Hasekura sera ainsi accompagné de Matsuki Chusaku, Tanaka Tarozaemon et Nishi Kyusuke. Ces samouraïs paysans espèrent en acceptant être récompensés par la restitution de terres confisquées à leurs familles. Ils seront flanqués de quelques aides japonais, d'un équipage espagnol, et du père francisquain Velasco, tout exprès libéré de prison pour leur servir d'interprète.
Le voyage est très long et se déroule dans des conditions difficiles, notamment d'hygiène. Arrivés au Mexique, une première déception frappe les émissaires, puisque le Vice-roi les renvoie en Espagne où se prendrait la décision de commercer ou non avec le Japon. En outre, des mouvements de révoltes sporadiques des indiens mexicains contre les colonisateurs catholiques sèment le doute sur le prétendu bonheur qu'apporterait l'évangélisation. Matsuki Chusaku, très sceptique et critique contre Velasco, choisi de rester au Mexique pour repartir pour le Japon dès que possible. Velasco va pourtant conduire les japonais en Espagne, où il devra convaincre un nouveau conseil de prélats de l'église catholique. Il devra plaider la cause de l'expédition, contre le redoutable père jésuite Valente, qui prétend que toute nouvelle tentative d'évangélisation du Japon est vaine. Velasco, par sa passion, ne lâchera rien, persuade enfin les samouraïs insensibles et récalcitrants de se convertir au catholicisme, même s'ils semblent le faire non par conviction mais par pur intérêt pour la réussite de la mission. Velasco emmènera les samouraïs jusqu'à Rome dans l'espoir d'une intercession du pape en personne. Pourtant, soit la stratégie politique japonaise a changé, soit ils ont été bernés dès leur embarquement au Japon, en fait probablement un peu des deux…, ils apprennent en effet que le Japon a désormais abandonné toute idée de commercer avec les nations européennes, et n'accepte plus la moindre incursion de prêtres catholiques sur son territoire…Pire, il fera bientôt payer un lourd tribut aux japonais qui se seraient convertis au catholicisme. le retour au pays sera terrible…

Ce roman aurait pu prendre la forme d'un récit d'aventure, d'un roman de mer, avec rebondissements et coups de théâtre relatés avec emphase. Il n'en est rien, l'action est relativement limitée. La composante psychologique, politique et historique prend largement le pas. Pourtant, le tour de force d'Endô est de rendre le récit passionnant de bout en bout tellement l'écriture est riche de qualités. En premier lieu, le traitement des composantes en question est totalement maîtrisé. L'écrivain possède une connaissance remarquable de cette période de l'histoire de son pays et des relations orageuses qu'il a entretenu avec le monde chrétien, et il s'y entend pour composer une psychologie subtile pour chacun de ses personnages. Rappelons qu'Endô était un japonais catholique, mais il semble ne pas juger ni les japonais, ni les européens, ni les catholiques, ni les anti-catholiques, ce qui donne au roman une puissance de vérité extraordinaire qui l'ancre complètement dans un contexte historique bien réel. Tous les personnages sont ambivalents, et pas nécessairement, ou du moins pas uniquement par calcul, mais surtout parce qu'ils sont humains avant tout. Et objectivement, tous leurs arguments sont entendables pour justifier leurs actes.
Si Velasco ne cesse de se persuader de son amour pour le Japon, il n'oublie jamais sa propre destinée, se rêvant en évèque du Japon et en grand évangélisateur de cet archipel indomptable et retors. Sa personnalité est complexe. Passionné, il semble particulièrement investi dans son engagement pour le Japon, mais c'est aussi un opportuniste qui n'oublie jamais ses perspectives de carrière. Doté d'un orgueil démesuré, il juge beaucoup les autres, et pas en bien. Ainsi, il n'échappe pas à la tendance implacable des occidentaux à se croire supérieurs aux autres peuples du monde, même s'il ne nie pas l'intelligence des japonais, dont il croit bien cerner la psychologie (pour lui, ils sont systématiquement et exclusivement guidés dans leurs actions par le bénéficie qu'ils peuvent en tirer). Il déteste les jésuites, qui ont cruellement échoué dans leur mission et prétend que sa stratégie serait meilleure. Sa foi apparaît ainsi parfois sujette à contestation, faute de constance dans sa charité chrétienne et d'un esprit quelque peu calculateur et même manipulateur…
Les émissaires japonais semblent largement ballotés, et s'ils ont une part de naïveté, ils ne sont pas complément dupes des desseins de Velasco. Leur sens de l'honneur est implacable, l'amour de leur terre et de leur famille inébranlable, qualités qui s'imposent clairement sur toute idée de croyance, et encore moins en un Dieu unique et personnifié comme l'est ce misérable Jésus.

Une autre force de ce roman est sa relative concision, 360 pages, qui permet de ne pas trop se perdre en longues descriptions de paysages ou digressions, mais de se concentrer sur les réflexions des personnages et les seuls éléments de contexte historique nécessaires au parfait suivi du fil du récit. Enfin, la construction du récit m'a semblé également pertinente pour bien éclairer la psychologie des personnages. Au sein de la dizaine de longs chapitres, l'auteur fait alterner la voix du narrateur (la sienne), et celle du père Velasco qui tient un journal. On ne s'y perd jamais, la structuration est limpide, et les transitions se font naturellement. Une telle structure met en évidence le propos principal de l'auteur, à savoir l'enjeu d'évangélisation du Japon, largement avortée (même si la région de Nagasaki le sera partiellement), porté par son personnage central Velasco, davantage que son samouraï Hasekura, du reste rarement désigné par son nom mais par cette sorte d'appellation générique et générale, « le Samuraï », comme emblème d'une culture totalement étrangère à la culture chrétienne.

Un très grand livre, particulièrement enrichissant pour comprendre ce douloureux pend de l'histoire des relations nippo-occidentales. Il traduit l'incroyable force intérieure du Japon et des japonais pour résister aux assauts religieux et idéologiques des occidentaux, quand quelques années auparavant, les Philippines voisines avaient été entièrement évangélisés et hispanisés.

Ce roman prouve à mon avis une nouvelle fois qu'Endô, vu son envergure littéraire, mériterait une plus large diffusion de son oeuvre ne France, où on ne l'a finalement redécouvert que depuis quelques années à la suite de l'adaptation de son roman Silence au cinéma par Martin Scorcese. Il est quand même dommage qu'outre ce roman-phare, la quasi-totalité des éditions françaises de ses ouvrages soient désormais épuisées !
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