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Critique de Musa_aka_Cthulie


Bon, bon, bon... J'écrivais dernièrement, dans une critique particulièrement inspirée sur Les Sept contre Thèbes, que je m'étais endormie avant la dixième page des Suppliantes. Depuis, je me suis montrée courageuse et persévérante, j'ai repris ma lecture, et, ça y est, oui, je l'ai terminée ! Je ne sais pas si ma première expérience avortée était due à un gros coup de mou ou au fait que les premières pages ne sont pas folichonnes - un peu des deux, sans doute, vu que lorsqu'on lit un truc mou alors qu'on est soi-même mou, c'est pas tellement propice à provoquer une montée d'adrénaline -, mais voilà, c'est fait. Et y'a du mieux.


De quoi parle Les Suppliantes ? Des Danaïdes. De mariage forcé. De pitié et de devoir politique. De religion, aussi. Nous résumerons, ou plutôt je résumerai les choses ainsi : les cinquante filles de Danaos, roi de Libye, sont réclamées par le frère jumeau de Danaos, Ægytos, qui lui règne en... Égypte, forcément. Il veut qu'elles épousent ses cinquante fils, et qu'elles leur apportent en sus leur dot, ça va de soi. Danaos refuse et fuit avec ses filles, tandis que les fils d'Ægytos les poursuivent. La tragédie commence précisément au moment de l'arrivée des Danaïdes et de leur père en Grèce, sur la terre d'Argos, où elles demandent refuge au roi Peslagos. Elles invoquent leur filiation argienne (on y reviendra) et la protection qu'on doit apporter aux suppliants au nom de Zeus (c'est une des fonctions de Zeus que d'accorder protection à ceux qui la réclament en tant que suppliants, selon des rites établis). D'où un dilemme pour Peslagos : il risque de s'attirer la colère de Zeus s'il n'accueille pas les Danaïdes en Argos, mais il risque tout autant la guerre contre les Égyptiens, qui sont sur les talons des Danaïdes. Et, suivant la loi, il n'est pas habilité à prendre une décision de ce genre seul, mais doit consulter le peuple. Une grande partie de la pièce consiste en des supplications des Danaïdes auprès de Peslagos, avec à l'appui force arguments afin d'obtenir satisfaction.


Raconté comme ça, ça a l'air ennuyeux. Et ça l'est par moments. Le début, avec une espèce de scène d'exposition, est ennuyeux (et voilà pourquoi je me suis endormie !) Mais il faut dire qu'on est confronté à plusieurs problèmes avec cette pièce datant de -463/-464. Déjà, elle est incomplète, par endroits truffée de trous. Ce qui rend la lecture incertaine. Mais elle est, comme presque toutes les pièces d'Eschyle que nous connaissons, également intégrée à une trilogie liée, de même que Les Sept contre Thèbes. Sauf que le cas des Suppliantes est pire. Les Sept contre Thèbes était la dernière tragédie d'une trilogie liée, Les Suppliantes est la première. Imaginez-vous regarder Le Retour du Jedi sans avoir vu Un Nouvel espoir et L'Empire contre-attaque : vous avez les aboutissants de la trilogie originale de Star Wars, mais pas les tenants ; ça se regarde, mais vous avez raté pas mal de trucs. Mais alors si vous regardez La Menace fantôme sans voir ensuite L'Attaque des clones et La Revanche des Siths, c'est l'inverse. Même si vous savez qu'Anakin Skywalker va devenir Darth Vader, vous ne saurez jamais comment il bascule, comment la République est devenue l'Empire, et le film seul en lui-même manquera énormément de sens. Ce qui signifie que, même si on connaît vaguement de quoi il était question dans les deux tragédies suivant Les Suppliantes, qui devaient apparemment s'intituler Les Égyptiens et Les Danaïdes, même si on connaît le mythe des Danaïdes et donc ce qui va se passer en gros (on sait que les mariages vont se faire quand même, que ça va être sanglant et que c'est censé se terminer très mal pour les Danaïdes, avec leur tonneau à remplir sans fin), on peut difficilement appréhender, voire pas du tout, le projet d'ensemble d'Eschyle. Et c'est très problématique, d'abord parce qu'Eschyle ne composait pas des trilogies liées par pure fantaisie, mais bien pour porter un message sur les questions du destin collectif, de la malédiction familiale, du rôle des dieux, et de ses rapports entre dieux et humains. Ensuite, c'est aussi problématique parce qu'Eschyle a pris ses distances avec le mythe - certes soumis à variations - et qu'on aimerait bien savoir pourquoi, et comment il comptait exploiter le nouveau motif qu'il avait apporté dans l'histoire des Danaïdes.


La légende de Danos et de ses filles veut, du moins d'après ce que j'ai lu, que Danaos ait refusé les mariages proposés par son frère à cause d'un oracle, qui prédisait l'assassinat des Danaïdes par leurs époux juste après leur nuit de noces. On ne trouve pas ça chez Eschyle. Quand le roi d'Argos demande aux Danaïdes pourquoi elles refusent d'épouser leur cousins, elles semblent répondre d'abord de manière légèrement évasive ; mais surtout, elles mentionnent le fait que les fils d'Ægytos sont dans la misère, qu'ils les épousent uniquement pour accaparer leur dot, et qu'elles vont devenir leurs esclaves (ce qui me fait penser aux captives troyennes d'Euripide, mais est-ce à bon escient ? Pas forcément). De même, le roi Peslagos semble être une invention eschylienne (et là, soyons clairs, je me rends compte que j'aurais bien besoin d'un helléniste avisé et fin connaisseur de ces choses pour m'épauler, même si j'ai courageusement peiné pour me renseigner du mieux possible en un temps court). Donc, centrer une grande partie de la pièce sur le dilemme du roi et sur sa discussion avec les Danaïdes, voilà qui relève d'un choix très personnel d'Eschyle. Voyez comme les choses sont compliquées lorsqu'on veut lire Eschyle - et encore n'ai-je pas mentionné la question du style.


On a dans Les Suppliantes une présence très marquée du chœur, mais tout autant du coryphée, le chœur représentant les cinquante Danaïdes. Et les parties du chœur, c'est franchement pas ce qui se lit le mieux. Il ne se lamente pas autant qu'on pourrait le croire - même s'il se lamente quand même, faut pas exagérer non plus. Il est davantage utilisé pour raconter l'histoire des Danaïdes, ou plutôt pour exposer leur généalogie. On a donc droit à tout un résumé de la légende d'Io, qui est la quadrisaïeule, si j'ai bien compté, de Danaos. Et comme Io a été engrossée en terre argienne, mais a accouché en Afrique pour des raisons que je tairai ici vu que j'en ai écrit déjà des tonnes, on comprend (et le roi avec nous) en quoi les Danaïdes peuvent se revendiquer comme originaires d'Argos et déclarer, bien qu'étant lybiennes et honorant d'autre dieux que ceux d'Argos, qu'elles ont pris la décision de se soumettre aux dieux grecs, et notamment à Zeus. Ce qui me dérange un peu ici, c'est que je ne saisis pas bien la nécessité d'exposer l'histoire d'Io, que tous les Grecs du Vème siècle av. E.C. devaient connaître. Passons. Le chœur passe aussi pas mal de temps à implorer la protection des dieux, des habitants d'Argos, de son roi, etc., et à leur lancer des bénédictions en fin de pièce. Pour résumer, le chœur est chiant. Et Danaos n'est pas très captivant non plus.


En revanche, pour ce qui est des échanges entre le coryphée, représentant l'ensemble des Danaïdes, et le roi Peslagos, c'est autre chose. C'est déjà plus vif, et plus passionnant sur le fond. C'est là qu'est exposé le fameux dilemme du roi, que j'ai déjà pas mal mentionné, mais aussi qu'on voit l'insistance du coryphée pour le faire fléchir ; c'est que les Danaïdes n'ont pas spécialement envie d'attendre un verdict populaire très incertain, alors qu'elles ont réussi à gagner Peslagos à leur cause. Donc elles mettent le paquet, et dans la supplication, et dans l'argumentation, et même dans les menaces, puisqu'elles font valoir que Zeus va se fâcher tout rouge si on ne leur accorde pas protection, et qu'en plus elles vont aller se pendre en place publique plutôt que de céder à leurs cousins - ce qui énerverait Zeus encore un peu plus. Par conséquent, si Peslagos doit de toute façon aller demander son avis au peuple, il va le faire de manière à être à peu près certain que ledit peuple aille dans son sens. Ça sent un chouïa la manipulation politique, bien qu'on puisse se dire que les habitants d'Argos ont sans doute, tout comme leur roi, plus peur d'une punition divine que d'une guerre... Bref, tous les dialogues entre le roi et le coryphée se révèlent très intéressants.


Donc Les Suppliantes, c'est pas si mal à lire, et c'est même carrément bien par moments. Néanmoins, une tragédie d'Eschyle arrachée d'un ensemble qui lui donnait tout son sens, c'est un problème de taille. On devrait donc appeler logiquement Les Sept contre Thèbes, Les Suppliantes et Prométhée enchaîné des "tragédies à problème". Je dis ça, je dis rien.
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