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Critique de berni_29


Venez, approchez un peu, je vous invite à entrer dans La Ravine et à rencontrer ses multiples habitants aussi insolites les uns que les autres.
Je viens de terminer cette lecture qui m'a enchanté pour ne pas dire chaviré.
Serguëi Essénine est un poète russe du début du XXème siècle. J'évite ici de vous accabler de détails sur sa biographie, j'ai retenu cependant trois faits saillants : il était un poète précoce, il fut durant deux ans l'époux de la célèbre Isadora Duncan, il se pendit à l'âge de trente ans dans un hôtel de Leningrad. Voilà comme résumé ! C'est gai, hein ? Bon, mon épouse qui l'a étudié à l'école en bonne ex-citoyenne soviétique à Kiev et qui l'appréciait d'ailleurs, me signale cependant qu'il a un physique proche de Brad Pitt... Bon, vite fait, alors... C'est vrai qu'il était beau.
Les Bolchéviks, connaissant l'influence du poète auprès du peuple russe, disaient que son pessimisme était une menace dans la joie qui devait porter la révolution de 1917.
Il n'a pas encore dix-huit ans lorsqu'il écrit La Ravine, en 1913.
Oui, ce pessimisme pourrait se lire ici, mais ce n'est pas ce que je retiendrai de la Ravine, aussi profonde et vertigineuse soit cette ravine. Aussi triste et joyeux que soit ce texte...
La Ravine, c'est un village au fin fond de la ruralité russe. On y croise des paysans, des propriétaires terriens, des meuniers, des moujiks, des popes, des cheminots... Mais surtout des femmes et des hommes qui vivent.
J'y ai lu un chant de la terre, un opéra païen, une fable picaresque, car ce texte est riche de tout cela.
J'ai eu l'impression que rien n'était inventé, que le poète sous mes yeux m'ouvrait un rideau et me disait d'entrer dans un monde qu'il connaissait déjà, mais dont il ne pressentait pas encore la ferveur et la douleur capables d'animer des personnages qu'il connaissait peut-être...
Il y a de la lumière dans les mots qui écrivent ce récit.
Ce pourrait être une simple chronique paysanne, - c'en est d'ailleurs une, mais c'est bien plus que cela. Chaque fois que l'on rencontre un personnage de ce roman, il nous entraîne ailleurs que dans sa propre histoire personnelle, c'est un récit communautaire, une ode fraternelle, chaque personnage ici n'existe et son existence n'a de sens que parce que d'autres viennent en écho de ce qu'il est ou dit, parfois en confrontation.
Ici on s'embrasse, on s'embrase, on s'aime, on boit, on se bagarre, on chasse ensemble, on s'invite, on sauve de la mort un ami ou un inconnu ou parfois on n'y peut rien, alors on pleure, on crie, on chante, on danse, on finit par mourir à son tour. Bref, c'est la vie... Il y a tout ça dans La Ravine...
Si ce n'était que cela, La Ravine ne serait qu'un village et non un livre.
Mais voilà que ce texte m'a pris par la main et ne m'a plus lâché. Entrer dans La Ravine c'est entrer dans la vie, c'est entrer dans l'amour, c'est entrer aussi dans la mort. C'est entrer dans une manière d'écrire et de décrire.
Tout le roman oscille entre deux versants invisibles sauf à nos yeux de lecteurs, la lumière et son ombre...
J'ai adoré les personnages sortis tout droit d'un conte ancien, cependant si réaliste.
Tout se déploie d'un seul souffle, emportant les femmes, les hommes, leurs enfants, les bouteilles de vodka, les accordéons, les loups et les ours comme les chiens et les chats, l'amour et le chagrin qui va avec.
J'y ai vu une ode à la vie, car La Ravine est un enchantement qui réjouit les sens à chaque page et presque à chaque ligne, c'est la vie comme elle vient, imprévisible, truculente, fragile, inexorable.
Il y a toujours un contrepoint magnifique qui fait osciller en harmonie les deux versants de ce texte : la joie et le chagrin, les bandits et la fraternité, rester et partir, enfanter seule au bord de la ravine ou attendre le ventre vide celui qui ne reviendra pas, le moment de grâce d'un animal qui fuit et son revers dans le sang, vivre et mourir...
Ici le ciel est un paysage qui se déforme. Les animaux sont présents, presque de manière chamanique. le loriot, le grillon, l'oie... J'ai aimé la manière dont l'auteur les fait s'exprimer et je me suis alors dit que ce roman avait une autre puissance insoupçonnée : un texte qu'on pouvait délivrer auprès des enfants.
Comme dans tout opéra il y a du sang et des larmes. Parfois un homme tombe dans le trou d'une glace qui se perce en hiver. À cause de l'alcool, du désespoir, de la fatigue ou de la maladresse, qu'importe ! Il faut sauver celui qui tombe. Vite, une gaffe ! Ou plonger, au risque de se noyer à son tour. Quand quelqu'un de jeune est accusé d'un mauvais coup et poursuivi par la police, un vieux se met à sa place qui lui n'a plus rien à perdre. La Ravine, quelle belle communauté !
Les animaux sont présents aussi mais pas forcément à la manière où nous sommes habitués dans notre quotidien. Ils sont dans le paysage, ils sont dans la peinture de cette fresque, ils accompagnent les gestes de chaque paysan. On les chasse, on les tire sur des traîneaux, on quitte même sa bien-aimée pour plusieurs mois afin de revenir avec du gibier... C'est cela aussi la vie dans La Ravine...
Et puis il y a le personnage d'Olimpia. Elle est belle et semble venue de là-bas, ou de nulle part, en tous cas pas d'ici. C'est elle que j'ai préférée, je me suis attaché à elle et je ne sais pas pourquoi, sans doute parce qu'on disait qu'elle n'était pas née ici, qu'elle était dans la forêt, ou peut-être même de plus loin...
J'ai senti que Serguëi Essénine l'aimait. À mon tour, je l'ai aimée aussi. Je savais déjà que c'était un amour impossible, mais je savais aussi, qu'une fois partie, elle me laisserait derrière elle ce texte envoûtant. Elle y déposerait son empreinte à jamais. À tel point que ce texte lui ressemble.
Elle sentait la forêt et la pluie d'orage, je savais comme cela d'où elle venait, taiseuse, sauvageonne, secrète, en même temps elle voulait déjà aimer parce qu'elle savait qu'elle pouvait aimer. Sa chevelure ressemblait à la forêt d'où elle venait. J'ai compris pourquoi Karev l'aimait sans détour. Pourquoi les autres en étaient jaloux, même Vantchok qui ne dessaoulait jamais ou rarement. Je crois bien que pour elle, il aurait été prêt à arrêter de boire... C'est dire...
La beauté de la Ravine, sa joie, son vertige et sa douleur, m'ont permis d'imaginer ce qu'il y avait dans le coeur de ce poète russe presque encore adolescent, ce coeur fou et blessé qui écrivit ce seul roman dont je me suis épris en un seul après-midi sous le pommier de mon jardin.
« Tu peux emporter la Ravine entière avec toi. N'aie pas peur d'oublier quelque chose, rien du coeur ne se perd. »
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