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Critique de Musa_aka_Cthulie


Iphigénie à Aulis, ainsi qu'un certain nombre de tragédies grecques, qu'elle soient d'Euripide ou d'autres, reprend le mythe de la Guerre de Troie , largement développé dans L'Iliade. Seulement voilà, la vision du monde n'est pas vraiment la même dans les deux cas : chez les tragédiens, la guerre n'est plus productrice d'exploits héroïques, mais de destins terribles, de démesure, de mégalomanie, de folie et de crimes. Le mythe de la guerre de Troie se mêle d’ailleurs très étroitement à celui des Atrides, ce qui n'est pas sans poser quelques problèmes.... J'aurais bien rappelé ici l’histoire des Atrides, mais ce serait sans doute un peu barbant pour vous. Il nous suffira de rappeler que, au début de la pièce, cette lignée a déjà bien plongé ses mains dans le sang, et qu'Agamemnon, fils d'Atrée et chef des troupes grecques, a commis quelques petits crimes dont il pourrait avoir quelques remords - mais le remords, ça n'est guère sa tasse de thé. Pour le reste, je vous juge parfaitement capables de combler vos éventuels lacunes et trous de mémoire par vos propres moyens (les miens étaient... d'une bonne taille). L'auteur, lui, ne se soucie pas d’expliquer quoique ce soit, pour la bonne raison que la pièce composée pour un public parfaitement au courant de ces mythes.

Euripide choisit pour débuter sa pièce le moment précis où les Grecs, partis pour dévaster Troie et reprendre Hélène, la femme d'Agamemnon (mais la suite montrera que c'est surtout pour dévaster Troie), sont bloqués dans la rade d'Aulis, et ne peuvent donc aller mener leur guerre. Calchas le devin a lancé un oracle : pour que la flotte reparte, Agamemnon doit sacrifier sa fille Iphigénie. L'argument est simple et tourne autour de ce dilemme : va-t-il ou ne va-t-il pas obéir à l'oracle, va-t-il ou ne va-t-il pas égorger sa fille pour libérer l'armée grecque de la colère d’Artémis ? Lorsque débute la pièce, il a envoyé une lettre à sa femme pour faire venir Iphigénie à Aulis sous un faux prétexte, mais évidemment dans le dessein de la sacrifier, et voilà qu'il vient juste de changer d'avis.

C'est là qu'on va comprendre que les héros d'Homère ne sont pas tout à fait ceux d'Euripide. Agamemnon, chef des troupes mais vraie girouette, est incapable de prendre une décision, fut-elle insupportable, et oscille entre le désir de rester à la tête des Grecs et d'aller détruire Troie, et son affection pour sa fille. Il semble également avoir peur des Grecs et de ce que pourrait lui coûter le refus du sacrifice de sa fille. Car après tout, les Grecs ne sont que des peuples fédérés ici par un ancien pacte, mais dont la cohésion paraît plutôt instable. Ou cette peur avouée, les larmes aux yeux, n'est-elle qu'un stratagème pour convaincre Clytemnestre, sa femme, de consentir au sacrifice ? On retiendra qu'Agamemnon ne donne pas l'impression d'avoir l'étoffe d'un chef, mais qu'il n'a pas non plus l'intention de céder le pouvoir, à aucun prix. Ménélas, son frère, qui sait lui aussi changer d'avis comme de chemise, est mû uniquement par le désir de retrouver sa belle et jeune femme. Achille, présenté comme le parfait guerrier, pur et sans tache, n'est intéressé que par sa réputation : Agamemnon lui a causé des torts sur lesquels je m'étendrai pas, et c'est d'ailleurs le début d'un conflit entre les deux hommes qui resurgira à Troie. Il ne souhaite sauver Iphigénie que pour laver son honneur. Si ce qu'il rapporte à Clytemnestre est vrai (mais on est toujours plus ou moins porté à mettre la parole de ces personnages de guerriers en doute), ses troupes ne l'écoutent pas et refusent de lui obéir. Ce qui en fait un chef également faible (qu'il mente ou dise vrai).

Euripide fait d'ailleurs écho à l'intérêt que les Grecs portaient aux débats : ça sent les sophistes à plein nez. À plusieurs reprises, dans les dialogues, on trouve deux personnages avançant argument contre argument. Deux exemples : Agamemnon / Ménélas, qui se laissent tous les deux séduire par les arguments de l'autre à la fin de l'échange - avec pour conclusion que tout repart à zéro. Et Clytemnestre / Achille, dont les arguments diffèrent sur le cas d'Iphigénie, et qui, pour des raisons complètement différentes, arrivent à une même conclusion, soit le refus du sacrifice.

On notera par ailleurs que si Clytemnestre trouve ignoble le sacrifice d'Iphigénie, elle trouverait normal que n'importe quelle jeune fille, notamment Hermione, sa propre nièce, soit sacrifiée de la même façon. Dans ce dernier cas, Hermione paierait tout simplement pour sa mère, Hélène. Il y a un grand égoïsme chez les personnages principaux, leur propre personne leur importe plus que la société. Et réciproquement, les troupes grecques ne se préoccupent que d'aller casser du Troyen (le serment fait à Tyndare, comme le dit Agamemnon, étant un bien faible prétexte) et récupérer une femme dont on dit qu’elle a pleinement choisi de quitter son époux, qu'ils ont pratiquement tous convoitée, et qu'ils convoitent sans doute encore. On voit mal le bien qui serait censé en ressortir.

Quant à Iphigénie, on assiste à sa métamorphose au cours de la pièce : de jeune fille éplorée à cause du sort que lui réserve son père, elle devient l'égérie des troupes grecques, et lance au véritable appel au massacre. La destruction de Troie est désormais programmée, avec toutes les souffrances qu'elle engendrera - sujet qu’Euripide avait déjà traité auparavant avec Les Troyennes, Andromaque ou Hécube - et la cause en est finalement la décision d'une jeune fille dite d'une grande pureté. Grand paradoxe, puisque d'autres femmes vont être tuées, enlevées, violées, vont voir leurs époux et leurs enfants massacrés, à cause de ce sacrifice consenti d'Iphigénie, qu'on pourrait qualifier de patriotique... ou de pure folie. D’autant que l'histoire maudite des Atrides va pâtir aussi de cette décision. Jeanne d'Arc n’aurait pas mieux fait ! Bon, pour le coup, l'histoire de la substitution de la biche est du genre décevant, et amoindrit le tragique de la pièce. Mais il fallait bien pour Euripide faire raccord avec Iphigénie en Tauride, pièce écrite des années plus tôt, et, surtout, avec la fin du mythe des Atrides, où Oreste et Iphigénie se retrouvent (j'ai un petit doute sur l'uniformité de la fin du mythe des Atrides dans ses différentes versions, et je n'ai jamais pu savoir si toutes se terminent par les retrouvailles d'Oreste et d'Iphigénie ; il faut dire que je n'ai pas creusé le sujet plus que ça).

En définitive, pour un auteur comme Euripide qui n'a jamais milité pour la paix comme son confrère Aristophane, mais écrivant cette pièce à la fin de la guerre du Péloponnèse - guerre qui fut une catastrophe pour Athènes -, Iphigénie à Aulis se révèle une critique assez acerbe de la guerre et de ses motivations, mais aussi du rapport entre, d'une part, les individus (ici très haut placés) et, d'autre part, la société à laquelle ils appartiennent. Quelque chose semble s'effriter dans la société grecque...


Challenge Théâtre 2017-2018
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