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Critique de Bruidelo


Un univers tragique digne des maudits Atrides, mais en version fluviale, Mississippi et longues phrases hypnotiques qui charrient l'effarement, les souvenirs et ressassements des fantômes dupés du Sud ténébreux.
Celui de ces fantômes dupés qui est au centre du livre, autour duquel s'enroulent les phrases titubantes et haletantes des narrateurs, c'est Thomas Sutpen. À noter, puisqu'on nous présente parfois Faulkner comme enraciné dans un terroir, Sutpen n'est pas originaire du Mississippi, c'est un déraciné, au départ un petit môme d'un coin de montagne en Virginie-Occidentale, qui ressemble étonnamment chez Faulkner au monde d'avant la société civile de Rousseau:
«là où il habitait, la terre était au premier venu et à tout le monde, si bien que celui qui se serait donné la peine d'en clôturer un lopin en disant «ceci est à moi» aurait été un fou; quant aux biens, personne n'en possédait plus que son voisin, parce que chacun ne possédait que ce qu'il avait la force et l'énergie de prendre et de garder, et qu'il n'y aurait eu que ce fou à se donner la peine de prendre et de désirer plus qu'il n'aurait pu manger ou échanger contre de la poudre ou du whisky.»
C'est en émigrant que Stupen va apprendre que la société peut être divisée en compartiments nettement déterminés selon la quantité de biens que l'on possède et la couleur de sa peau. Et concevoir, alors qu'il n'est qu'un jeune adolescent, l'ambition obstinée d'appartenir à la classe des riches planteurs.
L'histoire d'une ambition, bon, on pourrait penser que c'est un terrain bien balisé. Mais on n'est pas dans un roman du XIXéme siècle, ici les choses sont bien plus compliquées à appréhender, et on a parfois l'impression de se retrouver perdus en forêt profonde. L'aspect si déroutant du roman tient en partie aux particularités des narrateurs, à la «voix revêche, inquiète, effarée» de Rosa Coldfield qui raconte à Quentin Compson son histoire du démon-Sutpen «jusqu'à ce qu'enfin on cessa de l'écouter, qu'on ne l'entendît plus que de façon confuse». À la façon dont Quentin cherche à saisir ou plutôt à rêver cette histoire, écoutant Miss Rosa ou son père, s'interrogeant, se projetant par l'imaginaire au côté des Sutpen, échafaudant des hypothèses en discutant avec son ami Shreve,
«tous deux créant entre eux deux, à l'aide d'un ramassis de vieilles histoires et de vieux ragots, des personnages qui, peut-être, n'avaient jamais existé nulle part».
Un style narratif tumultueux, déboussolant, une écriture poétique, ténébreuse, hantée, qui semble plonger de multiples racines dans la culture universelle: Bible, tragédie grecque, tout aussi bien que la malédiction liée à l'origine de l'inégalité dans le Discours de notre Jean-Jacques «vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne», à laquelle s'ajoute la malédiction du Sud, qui a oublié aussi qu'un être humain ne pouvait être la propriété d'un autre - une écriture unique, puissante, sidérante, qui donne au roman une épaisseur incroyable.
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