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Critique de vibrelivre


Eclipses japonaises, Eric Faye, Seuil, roman
Les éclipses, ce sont les volatilisations, les évaporations de personnes enlevées durant les années 60 et 70 par la Corée du Nord. Les éclipses ne sont pas toutes japonaises, elles sont américaines, philippines, libanaises. roumaines. Personnellement, l'information ne m'était pas parvenue, ou je l'avais complètement occultée. Eric Faye, de "sa" villa Kujoyama à Kyoto, a mené de sérieuses recherches sur les cas de disparition, et en avive le souvenir dans ce roman.
Pourquoi donc un roman? En effet, tout est vrai. La Corée rouge apparaît telle qu'elle est. E. Faye a même interviewé la personne qui deviendra le G.I. américain retenu par l'ennemi pendant 38 ans. Bien sûr, les noms des personnes réelles ont été changées. Mais surtout, le romancier prête des sentiments, un caractère, un tempérament, des traits physiques aux personnages qu'il a choisis de faire entrer dans son livre, et relie leur histoire. Tous rencontrent un jour un des personnages. La construction du roman appartient à la fantaisie et à la volonté de l'auteur. E. Faye ménage des suspenses, et l'on se plairait à voir L Histoire changer de cours. le style est précis, concis, rapide. Ce qui importera est souligné légèrement. Au lecteur d'être attentif. Après tout, lui aussi suit l'enquête.
En exergue, Faye a mis le vers fameux de Dante: Toi qui entres ici, abandonne toute espérance. Mais aussi la parole d'une "enlevée": Alors comment ai-je fait pour vivre? J'ai simplement abandonné tout espoir. Comme si le quotidien d'un particulier, à qui le hasard avait chambardé sa ligne de vie, rencontrait la pensée d'un grand poète. Et pourtant, ce qui tient les personnages, c'est l'espoir du retour. le G.I. supporte d'être brutalisé par son compatriote. La jeune Naoko aimerait bien insérer une incongruité dans son enseignement du japonais, mais elle espère rentrer chez elle. "On peut obtenir n'importe quoi d'un être humain qui espère." Les parents des disparus espèrent aussi. Bien que les victimes aient peur des représailles, elles n'hésitent pas à faire parvenir des messages laissant entendre qu'elles ont été enlevées par des yakuzas.
E. Faye commence son récit en énumérant un certain nombre de victimes, disparues en des lieux différents, la zone démilitarisée entre les deux Corées, divers points du Japon. Il en dit un peu au sujet de son premier personnage, puis crée une attente. Il fait grandir une future espionne coréenne en parallèle des disparitions. Autre espèce d'enlevés, les enlevés pour l'Etat.
Mais pourquoi la Corée du Nord fait-elle disparaître des personnes? Des personnes jeunes, parce que les vieilles n'apprennent plus facilement. Pour qu'elles apprennent le japonais ou une autre langue aux espions coréens, pour qu'elles jouent dans des films de propagande, pour que les personnes enlevées créent des familles "coréennes". La Corée du Nord, on en a entendu parler, c'est une dictature qui tyrannise un pays gisant dans la misère. Elle fait régner la peur: sans doute, il y a des mouchards dans la pièce, les enfants répètent les conversations des parents, les Japonais et les Américains sont déclarés ennemis du pays, et pour cela, ne peuvent parler leur langue, il faut apprendre par coeur la doctrine du pays, le djouché, les sujets sont soumis à des séances d'autocritique, elle surveille ses "enlevés" qui ne peuvent séjourner près de la mer, et ses espions, pour qui l'amour de la patrie doit être plus fort que n'importe quel autre sentiment. Elle est pauvre, aliments et produits manquent dans les magasins, des vols ont lieu, l'électricité est coupée. Elle distille sa propagande mensongère, ne fait entendre que des airs martiaux, interdit postes et télévisions; rien ne sort du pays. Cette propagande constitue son point faible: les espions peuvent voir qu'ailleurs c'est différent, le sergent américain à qui on fait écouter des messages-radio entend du jazz, de la pop. "Il faisait bon vivre au Sud" se dit un espion coréen. Car le continent asiatique est dynamique et émerge de la misère. Si l'espionne, qui a placé la bombe dans l'avion de la Korean Air, avoue qui elle est, c'est parce qu'on lui a menti.
Un décor réel est planté. Des personnages y évoluent dans des espaces très réduits et surveillés, réfléchissent, nourrissent des sentiments. La doctrine ne leur enlève ni la sensibilité ni la liberté de penser. le personnage le plus touchant est sans doute celui de la jeune adolescente, avec qui le livre commence et finit, âgée de 13 ans, qui s'est fâchée avec sa mère le jour de la disparition, et qui ne reviendra pas de son exil, sans qu'on sache véritablement ce qu'il est advenu d'elle. Mais elle laisse une fille, son portrait caché, et c'est comme si elle vivait encore à travers elle. de même, la fille aînée de la famille néo-coréenne, qui a choisi le métier de sa mère, va pouvoir mener une vie normale et heureuse au Japon. L'amour est plus fort que le poids d'un pays terrible et hypocrite.
Ce livre se distribue en trois parties: la première dévoile la stratégie coréenne; comment elle recrute et forme des espions; comment l'espion apprend à être japonais, comment de tous jeunes êtres sont enlevés à leur vie, à eux-mêmes. La deuxième parle des autres enlèvements et effleure l'ironie du hasard, comment l'envie d'une glace conduit au désastre, celle d'aller à pied mène à la mort dans un pays qui avait d'abord fasciné et qui était celui des ancêtres. La troisième s'attarde ironiquement sur la circulation et la quantité des informations. Sur la façon dont les services d'espionnage japonais décryptent tout signe insolite, et sur le remords d'un journaliste qui n'a pas assez pris garde à la courtoisie des ravisseurs, et qui dans un port apprend que le bateau a une issue secrète par laquelle sortent de petits canots prompts à la fuite en cas d'arraisonnement. En conséquence, et parce que tout près de la retraite, il fait tout pour retrouver les parents des disparus. La communication confond le silence. Mais si les enlevés sont rendus à leur pays, c'est aussi parce que la Corée démocratique et populaire connaît une sévère crise économique.
C'est un récit empli d'informations sur des faits assez récents. Et captivant parce que le lecteur veut savoir ce qui arrive aux personnages. On retiendra aussi qu'il nous appartient d'être vigilant, pour éviter que de telles choses arrivent; en effet les Japonais n'ont-ils pas détourné le regard? Les Russes ne se sont-ils pas débarrassés de ces Américains encombrants? le journaliste se repent d'avoir été négligent_ et d'une mémoire exercée.
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